Ce qui rend inoubliables les vacances à Rome, c’est qu’on peut y contempler, sédimentées, plusieurs couches de civilisation et, ce faisant, les comparer. Bien sûr, comparer n’est jamais loin de hiérarchiser, et l’on sait ce que cela recèle de venin raciste. L’actualité la plus récente nous a livré des exemples particulièrement odieux de cette propension à établir des classements et des préférences parmi la multiplicité des expressions civilisationnelles de l’humanité, avec ces maires qui, devant le drame effroyable des réfugiés de Syrie et d’ailleurs, n’hésitent pas à déclarer qu’ils sont prêts accueillir ceux-là mais que ceux-ci, supposés relever d’une autre croyance, n’ont qu’à crever sur les plages.
Et pourtant… C’est bien à comparer et à hiérarchiser qu’invite la visite romaine. La collection de statues du Musée du Capitole, par exemple, nous plonge au cœur du paganisme antique. A foison, des Jupiter musculeux, des Apollon magnifiquement gaulés, des faunes égrillards, des nymphes graciles, des Vénus indubitablement callipyges, des Diane mamelues et fessues… Tout ces personnages respirent la santé et la vigueur et invitent, fièrement campés ou nonchalamment alanguies mais souvent verre à la main dans un décor champêtre, à profiter sans modération des fruits de la nature et des plaisirs de l’existence.
Traversons le Tibre et entrons dans la Cité du Vatican. Le changement de décor est brutal. Ici, ce qui triomphe, ce sont ces innombrables Christ en croix, tous plus cruellement suppliciés les uns que les autres. Les accompagnent, lugubres, des troupeaux de vierges éplorées et de saints émaciés par l’ascèse, hordes de vieillards décharnés et d’apôtres sinistres cheminant dans des décors funèbres. Et lorsque, par exception, une Marie-Madeleine un peu gironde ou un saint Sébastien athlétique viennent apporter une touche de jeunesse dans ce salon gérontologique, c’est le visage en larme ou le corps lardé de flèches qu’ils nous sont présentés.
Nietzsche a certainement raconté pas mal de sottises au cours de son existence tourmentée. Mais il a mieux qu’aucun autre repéré combien le christianisme est, foncièrement, une religion de malades jaloux des bien portants, une sordide complaisance dans l’abstinence et la souffrance, bref une négation de la vie et de la santé dont le « Dieu araignée » est « un défi jeté à la vie, à la Nature, au vouloir-vivre » (L’Antéchrist, § 18). Et si c’est dans l’art catholique que s’exaspère avec l’ardeur la plus malsaine ce goût du morbide, Nietzsche (peut-être parce que lui-même fils de pasteur) ne loupait pas non plus les protestants. Il remarquait que c’est précisément à la Renaissance — au moment où, après des siècles d’obscurantisme, l’Europe redécouvrait l’héritage antique et les joies païennes de l’existence — que Luther a malencontreusement ravivé un christianisme prêt à s’effondrer. Alors que « sont païens tous ceux qui disent oui à la vie » (§ 55), parpaillots et papistes pouvaient immédiatement commencer à se massacrer, tout en prétendant — contre toute évidence — que (leur) Dieu est amour.
Ne hiérarchisons pas trop vite. Si les Romains étaient tolérants en matière religieuse, intégrant volontiers les dieux étrangers à leur panthéon (à commencer par le jovial Dionysos), une propension à l’impérialisme couplée à une inclination esclavagiste, ainsi qu’un certain raffinement dans l’usage quotidien de la violence, invitent à une élémentaire circonspection. Mais c’est avec une certaine nostalgie des jeux du cirque que l’on quitte Rome et son colisée, les vacances terminées. À quand le retour des spectacles de lions et de chrétiens dans l’amphithéâtre des Trois Gaules ?
Pedro