Trop mâle pour toi !

 (Dheepan, de Jacques Audiard)

 

La palme d’or n’est jamais celle que l’on désire et Audiard a le génie de nous surprendre là où on ne l’attendait pas.
Les critiques se sont joyeusement étripés sur ce film autour de la condition de ce qu’il est désormais convenu d’appeler  » réfugiés  » : caricature de la banlieue française, trop plein de testostérone, vision paradisiaque de l’Angleterre… Tout cela est vrai mais pas essentiel à mes yeux. Car l’originalité de cette œuvre tient à tout autre chose : faire vivre, découvrir et aimer ses 3 héros avec une égale ferveur !
Au-delà, en effet, d’une aventure collective de survie, il s’agit de la lutte individuelle et souvent conflictuelle de 3 personnalités étonnamment attachantes …

A partir d’une histoire simple d’ancien soldat, Tigre Tamoul rescapé de la guerre civile sri lankaise qui tente d’échapper à la mort en fuyant vers la France, Audiard tisse une triple toile psychologique aussi subtile qu’émouvante.
Pour réussir sa folle entreprise, Dheepan a besoin d’une « épouse » et d’une enfant qui prendront la place des siens  morts au cours des combats ; la jeune femme Yalini est prête à jouer le jeu ; elle « adopte » à son tour une orpheline de 9 ans et la pseudo famille, ainsi reconstituée pour l’aventure, s’installe en France ! Devenu gardien d’immeuble dans une banlieue sinistrée, Dheepan se révèle rapidement indispensable et s’intègre sans problème à la vie du quartier… Yalini, à contre cœur, accepte de nourrir et assister un habitant handicapé dont le fils dirige une bande de dangereux dealers… Voilà Dheepan menacé à nouveau par l’aveugle violence guerrière qu’il a fuie … Fatalité sociale ou pièges de la virilité ? Les 2 sans doute et le héros aura beau tracer une symbolique ligne blanche entre la famille qu’il s’est choisie et la guérilla locale … rien n’y fera : le piège va se refermer sur lui !

On peut regretter cette fascination d’Audiard pour la brutalité primaire sur fond de délinquance banlieusarde… vision stéréotypée trop attendue mais on aurait tort de s’arrêter là car, n’en déplaise aux fans d’affrontements musclés, la « part des anges », ici, est réservée aux femmes…

Dès le départ, Yalini s’oppose au choix de la France comme pays de destination : l’Angleterre où vit sa cousine, est, à ses yeux, un refuge plus sûr et accueillant ; cette frustration habite la jeune femme tout au long du film et prend, face aux menaces, un sens de plus en plus émancipateur ! Yalini incarne le combat pour l’intelligence, la sensualité et la vie ; qu’elle prépare des plats succulents, qu’elle couse un ravissant chemisier rouge ou joue à faire deviner ses pensées et ses désirs derrière de voluptueux sourires, elle seule parvient à domestiquer la sauvagerie primitive des hommes qui l’entourent ! La jeune enfant joue un rôle équivalent : rapidement intégrée, elle assimile langue et coutumes dont elle use finement pour créer des liens, apprivoisant peu à peu cette mère qui se refuse à l’être et ravivant chez Dheepan de profonds sentiments paternels ; sa sérénité et sa douceur finissent par avoir raison de tous les obstacles.

Grâce à des dialogues multilingues dont les femmes s’emparent avec charme et humour, l’incompréhension se mue en plaisir complice du spectateur
2 scènes inoubliables : celle où la petite fille réclame à Yalini un peu de la tendresse qu’elle donnait à ses frères et le savoureux échange entre Yalini et Dheepan, à propos de son absence d’humour !
La fascination d’Audiard pour les explosions de testostérone, le cède ici avec bonheur à la tendre contemplation de ses héroïnes ; ce sont elles, en effet, qui font bouger les lignes : Dheepan, le Tigre, est conquis par l’intelligence combative de son épouse et le besoin grandissant de sauver les « siens ». Yalini, malgré sa volonté d’indépendance, répond aux appels affectueux de sa « fille » et au désir protecteur de son compagnon …
Loin des clichés attendus sur les mérites de la vie de famille, surgissent des peurs primales, des silences hostiles et d’étranges malentendus ! Les 3 solitudes cheminent longtemps en parallèle à la recherche d’un nouveau bonheur; rien ne coule de soi et il faudra que Dheepan risque à nouveau sa vie pour que LEUR rêve prenne enfin corps dans une Angleterre vraiment trop belle pour être vraie …

 La Vieille Dame Indigne