S’il est bien une astreinte pénible au génie créatif, c’est la copie sans fin d’un même dessin, pareil à un Sisyphe moderne le dos courbé sur la répétition vaine d’un même motif, ni beau ni laid, anodin. Un dessin simple, épuré, plus vide que le vide lui-même. Une chaussette de tennis défraîchie, posée à même le sol, à peine prolongé d’un angle aigu en guise de nez, signature graphique et métonymie fanfaronne de l’auteur, fils de Cyrano et de Zorro. Rien d’autre, toujours la même chaussette, toujours sous la même vue.
S’il est bien un exercice pénible au lecteur de bande dessinée, c’est celui de contempler sans fin, toujours la même image, qui se répète, sans narration, sans vraiment de texte, sans vraiment de blague, sans raison. Une chaussette qui rêve. A même le sol, plus vide que le vide lui-même.
Le principe de la bande dessinée, comme celui du cinéma, c’est le mouvement qu’interdisent les arts de l’instant : photo, peinture, sculpture, pour lesquels tout l’enjeu est justement de suggérer un avant, un après, un ailleurs. La bande dessinée et le cinéma fonctionnent par ellipses. C’est ce qui se passe entre les cases, les bornes qui définissent le temps et l’espace. C’est entre la lumière qui s’éteint sur un chaste baiser et la lumière qui se lève sur deux corps épuisés, que se cache toute l’intensité de la nuit.
Un handicapé revient de la guerre. Toute la tension, toute la pesanteur de la tétraplégie se ressent à travers une image qui devrait bouger, mais ne bouge pas, à l’image du héros. A de rares exceptions, il rêve ou plonge dans le passé, petites respirations qui sont des faux mouvements et soulignent l’immobilité.
Johnny s’en va-t-en guerre. Salch l’a vu, il a même vu à travers le film.
Salch venait de se crucifier lui-même, s’exhiber en salopard incapable de rendre aux dames leur gentillesse après avoir connu ces relations douloureuses auxquelles nous nous sommes tous brûlés un jour. C’était le temps des Meufs cool. Malheureusement, la BD fait un carton, un succès de librairie comme on dit à l’intérieur du périph. Voilà que l’effort sur soi devient une réussite, un attribut social, un truc dégueulasse. Un peu comme si Jésus descendu de sa croix avait vendu des clous et était devenu le roi des quincailliers.
Il fallait une nouvelle frontière, retrouver les limites de l’insupportable. Comme dans Johnny s’en va-t-en guerre. A même le sol. Une chaussette de tennis qui regrette le temps où elle était encore immaculée, où ses élastiques étaient fermes. Une chaussette deux bandes, c’est toujours mieux qu’une seule. Des arrogances minables et des angoisses existentielles. Quelques rêves, quelques souvenirs. Sinon, toujours le même dessin. Insupportable. Hypnotique. Addictif.
Pourquoi ?
Parce qu’une fois encore, Salch met les grandes découvertes de la science et de la philosophie à portée de tous, à savoir la contestation de l’irréductibilité du temps et de l’espace, ce que Heidegger appelle le Dasein, l’étant-là. Le temps et l’espace qui conditionnent l’expérience et qui « n’existent » pourtant pas au-delà de nos subjectivités.
Pour Emmanuel Kant, le temps et l’espace sont les conditions de l’expérience, le cadre qui nous environne, donc il n’est pas possible de s’en extraire pour pouvoir les observer et les penser correctement, car nous ne pouvons penser qu’à partir de nos expériences. Penser le temps où l’espace demanderait de percevoir ce qui hors du temps et de l’espace, ce qui revient à prendre Dieu pour un partenaire de belote coinchée. Mais Kant n’est jamais venu dans le 93, il ne connaît pas Eric Salch.
La bande dessinée apporte donc une narration et les dessins marquent une évolution dans le temps, à travers les ellipses. Lorsque le dessin évolue, c’est le changement d’espace qui sert à marquer le temps. Parfois, ce peut être un même dessin sur deux ou trois cases, comme Snoopy méditant au sommet de sa niche, mais c’est alors le propos narratif, qui est un marqueur temporel, avec un début, un milieu, une fin. Ce classicisme narratif rejoint les anciennes relations du temps et de l’espace. Par exemple, les astrologues Egyptiens avaient divisés le ciel nocturne en douze portions, pour observer le mouvement des étoiles. Le temps mis par une étoile à traverser une parcelle correspond à un douzième de nuit. C’est une unité de temps. Pour faire un système homogène, on divisera aussi le temps du jour en douze, et voilà comment nos journées se composent de 24 heures. Le temps est relatif à l’espace.
Nous appelons « espace » un intervalle entre deux points immobiles et nous appelons temps l’intervalle entre un point mobile et un point immobile (un jour, c’est la course du soleil avant retour au sommet de la montagne, que je perçois comme immobile).
La rivière est à dix kilomètres de la montagne, c’est un espace. L’ombre de la montagne met quatre heures à grandir pour atteindre la rivière, c’est un temps.
Mais imagine que tu vives des millions d’années. Tu verrais la montagne et la rivière se rapprocher et s’éloigner. L’écart entre les deux serait considéré comme une mesure du temps. A l’inverse, si tu vivais une micro-seconde, tu verrais l’écart des grains de sable dans le sablier comme figé, il servirait à mesurer une distance. Ce que nous appelons espace et ce que nous appelons temps dépend de notre espérance de vie. Ils n’existent pas par eux-mêmes. La chaussette de Salch dit que le temps et l’espace n’existent pas.
Pour Bergson, « le temps n’existe pas, mais les horloges oui ». Salch a défoncé l’horloge de la grand-mère à grands coups de tarin.
La chaussette se fait mystique et s’espère prophète. En sortant du temps et de l’espace, elle a conscience de devenir Dieu. Mais que serait Dieu sans adorateurs, aussi piètres soient-ils. La chaussette s’en remet aux miettes qui jonchent le parquet, dans un geste existentialiste fondamental. Ce ne sont que des miettes, mais conformément à la phénoménologie de Merleau-Ponty, je ne deviens seul sujet du monde, que par la conscience d’être un objet du monde pour ceux qui sont des objets de mon monde et que je reconnais comme sujets, parce qu’ils me reconnaissent également comme sujet bien que je sois objet du leur. (J’adore cette phrase). La chaussette est hors du temps et de l’espace, caractéristique de Dieu, mais complètement enchaînée au réel par ce besoin d’être reconnue comme sujet par les miettes.
Dieu est le grand réservoir des possibles, d’après Spinoza, c’est en ce sens que Dieu est la nature, Deus sive natura. Si Dieu est le monde, c’est que Spinoza a réussi à réifier Dieu. La chaussette de Salch dit le contraire : tout m’est impossible, rien ne peut advenir. Elle abolit le temps et l’espace et devient Dieu. Le réel est dé-réifié : ce n’est pas Dieu qui est le Monde ; c’est le Monde qui est Dieu.
Et moi, chaussette fanée à même le sol, celle pour qui tout est impossible, celle pour qui rien n’adviendra au point que le temps et l’espace s’effaceront, par cet effacement à travers moi, je contribue à la déréification du Monde. C’est à travers moi que le Monde devient Dieu, et qu’en tant que partie du Monde, moi, chaussette fanée à même le sol, je deviens aussi Dieu et je fais advenir le Mont Galoune qu’il me reste à gravir.
Ce rapport à un réel déréifié n’est pas une oxymore, ni même un paradoxe. C’est l’illustration la plus sensible et la plus accessible des avancées de la physique quantique. Depuis un siècle, les savants ont constaté que dans l’infiniment petit, les règles posées par Albert Einstein ne marchent pas. Les photons sont des corps, mais qui se propagent comme des ondes. Ils ne parviennent pas à destination selon les lois de causalité mécanique, mais de probabilité de dispersion. « Dieu ne joue pas aux dés ! » disait Einstein. Pareillement, la chaussette se rebelle contre la déréification du monde, elle appelle à la preuve que ce qui est soit le reste de tout ce qui n’est pas. Soit les choses sont, soit les choses ne sont pas. C’est la règle de Parménide. Et là, paf, la physique quantique : les choses ne sont pas tout à fait, les choses sont probablement.
Prenons comme illustration le chat de Schrödinger (version simplifiée, ne commencez pas à pinailler…) : il y a dans une boite un chat. Un poison tuera le chat d’ici à cinq minutes. Pendant cet intervalle, le chat est d’un point de vue quantique à la fois mort et vivant. Plus exactement, il y a des probabilités pour qu’il soit mort, qui croissent avec le temps, et de probabilités pour qu’il soit vivant, qui diminuent. En ouvrant la boîte, on trouvera le chat soit mort, soit vivant. C’est l’observateur qui fait advenir un certain état du réel. Et l’observateur, c’est bien sûr par excellence le dessinateur.
C’est le dessinateur qui fait advenir le réel déréifié d’une chaussette mystique et immuable. Le premier personnage quantique de l’histoire de la bande dessinée. Le premier personnage hors de l’espace et du temps.
Salch, le premier artiste à avoir réussi à dessiner Dieu.
Sous commandant Marco