Les castagnettes de Carmen
Tristan et Isolde de Richard Wagner à l’Opéra de Lyon du 18 mars au 5 avril
Reproduire une mise en scène vingt-trois ans après sa création, l’exercice peut paraître un peu vain — même (ou peut-être surtout) lorsqu’il s’agit comme ici d’un opéra mythique et d’une mise en scène historique. Le risque est celui de l’anachronisme (le contexte, pas seulement musical, a sensiblement changé depuis la création) doublé de celui de l’impression de simili : on peut certes reproduire les costumes et les décors mais pas les interprétations, et l’effet de découverte est réduit s’agissant d’une version aussi célèbre que célébrée.
C’est néanmoins le pari risqué qu’a tenté l’Opéra de Lyon en reproduisant la mise en scène de Tristan et Isolde de Heiner Müller, créée en 1993 au festival de Bayreuth. Pari réussi, indubitablement, en premier lieu grâce à la qualité des interprètes. À la baguette, Harmut Haenchen ne fait pas le malin, en ce sens qu’il ne cherche pas à épater la galerie en livrant sa vision personnelle de l’œuvre mais entend avant tout se mettre à son service. On ne peut que lui être infiniment reconnaissant pour son respect de la partition, auquel il fait adhérer l’ensemble de l’orchestre. Le Tristan de Daniel Kirch paraît un peu emprunté lors des deux premiers actes mais sait se faire poignant au troisième. En roi Marke, Christof Fischesser joue un cocu très digne, dont le désarroi puis le pardon appellent la compassion.
Mais c’est surtout Eve-Maud Hubeaux, dans le rôle de Brangäne, qui impressionne par la palette de nuances de son chant, au point de paraître faire de l’ombre, dans les première et troisième scènes du premier acte, à l’Isolde de Ann Petersen. L’interprétation de cette dernière gagne cependant en émotion et en puissance au fil des scènes, pour donner à son chant final toute l’intensité dramatique attendue. Si vous espérez pleurer en assistant à la Mort d’Isolde, allez-y confiants : les larmes seront bien au rendez-vous.
Sur l’œuvre elle-même, bien des choses ont déjà été écrites et il n’est pas indispensable d’en rajouter. On sait que Tristan est l’une des exaltations les plus sublimes du pouvoir destructeur de la passion amoureuse, dont de multiples lectures ont été proposées : psychanalytiques (Eros, Thanatos et toute cette sorte de choses), sociologiques (Adorno, qui n’était pas wagnérien, reconnaissait le vaudeville bourgeois dans l’histoire du neveu qui couche avec la femme de son oncle) (1) et y compris gaies (en référence à la phrase ambiguë de l’oncle à son neveu : « Marke t’aimait tant que jamais il ne voulut reprendre femme »). Sans doute s’agit-il de la pièce dans laquelle le côté m’as-tu-vu de l’écriture de Wagner — « regardez-moi comme je sais atteindre au sublime » — est le plus flagrant. Il n’empêche qu’on marche et qu’on ne sent pas passer les 3h30 que dure l’opéra, entractes non compris.
La mise en scène dépouillée de Heiner Müller invite à aborder l’œuvre en elle-même, à distance de la profusion interprétative, pour en saisir ce qui s’y joue d’essentiel. Le décor reste foncièrement le même pendant les trois actes, consistant en une sorte de gigantesque boite dont la seule ouverture serait tournée vers le public. La sensation d’enfermement et d’étouffement est constante, que seuls viennent nuancer les aménagements du décor (de Erich Wonder, recréé par Kaspar Glarner) et, surtout, les modulations des lumières (de Manfred Voss, recréées par Ulrich Niepel) : une dominante jaune-orangée lors du premier acte pour suggérer la cabine boisée du navire qui transporte Isolde de son Irlande natale vers la Cornouaille ; le bleu nocturne de la rencontre amoureuse du deuxième acte, qui ne se débarrasse jamais de la sourde angoisse de l’interdit ; le gris désolé du château où, blessé, Tristan a trouvé refuge et qui ne s’illumine que pour assister à la mort des deux amants. Minimalistes, les éléments de décor n’en ont que plus de force et soutiennent une mise en espace éloquente. Au premier acte, les deux couples antagonistes, féminin (Isolde et Brangäne) et masculin (Tristan et Kurwenal), sont opposés par leur situation respectivement à l’avant et à l’arrière de la scène. Au deuxième, le jardin est remplacé par une forêt d’armures dans laquelle les amants tentent en vain de se frayer un passage. Au troisième, les décombres de la passion jonchent le sol.
Tristan est certes loin d’être la pièce la plus rare du répertoire. À Lyon, la dernière production date de 2011 seulement. Cette centralité de l’œuvre ne saurait légitimer un quelconque dédain, bien au contraire. Quand un opéra légendaire est aussi bien servi tant par la mise en scène que par l’interprétation, cela relève de l’incontournable.
Carmen S.
- Voir Theodor W. Adorno, Essai sur Wagner, Paris, Gallimard, 1966.
©Stofleth