Inconsistance de l’homosexualité (et de l’hétérosexualité)
Me revoilà donc, comme promis, pour exposer une seconde raison de nier toute pertinence à la revendication d’un « mariage homosexuel » : l’homosexualité n’existe pas — pas plus que l’hétérosexualité, d’ailleurs. Plus exactement, les modes d’existence de la catégorie d’homosexualité font qu’il est hasardeux d’en faire le fondement d’une institution spécifique, en l’occurrence conjugale.
Je perçois d’emblée un frémissement d’incrédulité chez le lecteur et la lectrice. Cette réaction est justifiée : chacun, chacune, nous connaissons des homosexuel.le.s, que nous connaissons éventuellement d’autant mieux qu’il peut s’agir de nous-mêmes. Les pratiques homosexuelles, les couples gais et lesbiens, certaines scènes de Ben Hur, la parution régulière de Têtu, les drapeaux arc-en-ciel… sont là pour attester, à leur manière, de l’existence de l’homosexualité, et je me garderai bien d’y contredire.
Ce que je mets en doute, par contre, c’est la catégorie d’homosexualité elle-même et sa consistance. L’homosexualité (et, par contrecoup, l’hétérosexualité) est en effet une catégorie médicale née dans la seconde moitié du XIXe siècle pour désigner un certain type de désir sexuel, à l’époque défini comme « déviant » car distant de ce qui constituait la norme : la sexualité entre partenaires de sexe anatomique différent, relevant de l’institution conjugale et à finalité reproductive (ce qui, si on y réfléchit bien, fait beaucoup de déviances possibles). Autrement dit, avant son invention en 1869 (année érotique, elle aussi !), l’homosexualité n’existe pas. Si elle n’existait pas dans un passé relativement récent, rien ne permet donc d’assurer qu’elle serait destinée à persévérer dans un avenir plus ou moins proche.
Nouvelle — et légitime — réaction d’incrédulité de mes lecteurs et lectrices, qui m’opposent à juste titre, et entre autres, Sodome et Gomorrhe, Alexandre le Grand, les mignons d’Henri III ou encore sainte Jeanne d’Arc, patronne des drag kings et des donjons SM réunis. Sauf que ce qui est en jeu au travers de ces exemples, ce sont avant tout des pratiques que seul un regard rétrospectif, et surtout anachronique, conduit à catégoriser comme de l’homosexualité. Michel Foucault, qui s’y connaissait, soulignait bien que des pratiques sexuelles entre hommes ne fondaient pas une identité spécifique ; ce qui était en jeu c’était le rapport, perçu comme nécessairement inégal, entre les partenaires. Pour un homme, peu importe que l’objet de son désir soit son épouse, un.e esclave, un homme plus jeune, l’important était qu’il reste dominant dans la relation selon la hiérarchisation actif-passif. Affirmer, comme récemment le pathétique Serge Dassault, que la civilisation grecque a connu la décadence quand l’homosexualité s’y est généralisée, est un non-sens : l’homosexualité n’a à aucun moment existé dans la Grèce antique car c’était une catégorie inconnue.
Certes, plus tard, au Moyen-âge, une catégorie spécifique, celle de bougre, a été inventée pour spécifier (et conduire au bûcher) certains hommes faisant preuve d’une prédilection pour la sodomie. Mais il s’agit une nouvelle fois de pratiques, pas d’identité. Relisez le marquis de Sade : certes, les bougres ont des préférences sexuelles qui les distinguent, mais ils sont finalement peu exigeants sur l’identité de leurs objets de désir : fille ou garçon, tout est bon pour le cochon sadien.
Et puis regardons autour de nous. Un des arguments les plus forts en faveur de la reconnaissance des familles homoparentales est qu’elle existent déjà. Des couples de femmes ou d’hommes élèvent des enfants, qu’ils ont eu par différents moyens tels qu’une PMA ou une GPA à l’étranger ou une adoption, mais aussi lors d’une ancienne relation hétérosexuelle. Autrement dit, les homos ne le sont pas exclusivement, ni tout le temps. Ils et elles peuvent — c’est même assez fréquent — connaître des périodes d’hétérosexualité plus ou moins exclusive, plus ou moins durable.
Comme le dit le sociologue américain John Gagnon, la vie sexuelle de chacun.e peut être envisagée comme une carrière, au cours de laquelle certain.e.s n’auront qu’une seule sexualité (homo ou hétéro), d’autres alterneront phases de prédilection pour un type de partenaire (du même ou de l’autre sexe) au cours de leur vie, d’autres encore s’engageront simultanément dans des relations homosexuelles et hétérosexuelles, etc. — avec encore des variations selon le degré de fidélité monogame, d’abstinence ou de frénésie sexuelle au cours de la carrière. Dans ces variations, les identités — imposées pour renvoyer dans la honte ou à l’inverse revendiquées avec fierté — n’ont guère d’influence : il n’est nul besoin de se définir comme gai ou lesbienne pour coucher avec quelqu’un du même sexe, et le faire n’a pas d’impact inexorable sur son identité personnelle (et ses pratiques musicales, vestimentaires, capillaires… ou matrimoniales).
Sans doute que chacun.e éprouve d’abord du désir, ou tombe amoureux.se, de certaines personnes, et ne se pose (éventuellement) la question de leur identité sexuelle qu’après coup, et bien souvent sous le regard des autres. Parce que les catégories identitaires ne jouent qu’un rôle résiduel dans nos sexualités, et parce qu’elles risquent surtout d’empêcher leur expression, il convient de ne pas s’y laisser enfermer — et c’est le risque d’un tel enfermement que présente le débat actuel sur le « mariage homo » (judicieusement redéfini en « mariage pour tous ») lorsqu’il prétend faire de l’homosexualité une question qui concerne les seuls gais et lesbiennes authentifié.e.s comme tel.le.s et enjoints à se construire en miroir à peine modifié de la conjugalité hétéro.
La revendication identitaire a été et reste encore indispensable, cruciale même, pour faire face à l’homophobie et obtenir une pleine reconnaissance d’égalité. Mais elle doit veiller à ne pas se clore sur elle-même — ou se laisser enfermer par d’autres trop contents de réduire l’exigence d’égalité à un enjeu « communautaire » — et à ne pas se diriger vers un nouveau conformisme. L’espace des possibles érotiques et conjugaux (si on y tient) est heureusement bien plus vaste que le laissent croire les revendications catégorielles.
Pedro