It's not a « Generation »
dig -
it's a state of mind
a way of living
gone on
for centuries
a way of writing too
 « Beat » poetry's older
than the grove of academe
older than
Apollo
or Pythagoras

           Diane Di Prima, « Keep the Beat », The Poetry Deal, 2014

Paru dernièrement aux éditions du CNRS sous la direction d’Olivier Penot-Lacassagne, Beat Generation, l’inservitude volontaire permet d’aborder le mouvement sous un jour nouveau. Le débarrassant de ses clichés, dépassant la Sainte Trinité Ginsberg-Kerouac-Burroughs, il fait entendre des voix jusqu’ici reléguées au second plan (notamment celles des femmes) et permet d’actualiser le message de ce mouvement qui, des hippies aux punks en passant par les poètes du cinéma et de la musique, fut l’avant-garde de la contre-culture américaine et, partant, mondiale. Un retour aux sources salutaire, au tout début de la route…

Neal Cassady, Gregory Corso, Philip Lamantia, Michael McClure, Brion Gysin, LeRoi Jones, Gary Snyder, Bob Kaufman… Ça vous dit quelque chose ? Et Diane Di Prima, Ruth Weiss, Joanne Kyger, Hettie Jones, Anne Waldmann… Non ? L’un des intérêts premiers de cet ouvrage est de donner voix à des auteur.e.s souvent caché.e.s derrière l’arbre à trois troncs (Burroughs, Kerouac, Ginsberg) auquel est bien souvent résumé le mouvement. Auteur.e.s qui ont forgé le message à la base de la contre-culture américaine. Que ce soit la dénonciation de l’intolérance d’une Amérique blanche et hétéro ou celle de la servitude consumériste et des sociétés de contrôle, l’ouverture au monde contre des nations recroquevillées, la défense de la parole poétique contre les langages idéologiques et mercantiles, le respect de la nature dans un siècle écocide, la Beat Generation, en sonnant l’impérieuse nécessité d’un retour à l’esprit, a effectivement initié nombre des combats qui convulsionnent aujourd’hui encore notre société. Et  ouvert la voie à des vies parallèles à l’âge de la gestion du capital humain. Révoltés illuminés, clochards célestes, queer nation… tous sont sur la route, à la recherche d’un supplément de liberté qui ne se monnaye pas.

« Everything belongs to me because I’m poor » Kerouac

Émaillé d’entretiens, le texte part d’abord à la rencontre des acteurs et des passeurs du mouvement. En France : Maurice Girodias et Olympia Press, Claude Pélieu / Michel Bulteau / Mathieu Messagier et Le Manifeste électrique aux paupières des jupes, Dominique de Roux et les Cahiers de l’Herne, Christian Bourgois, J.-J. Lebel et G.-G. Lemaire, Julien Blaine, Henri Chopin et Bernard Heidsieck. À l’étranger : Ferlinghetti et City Lights, Oz, Sex et autres fanzines de la Free Press londonienne… En second lieu, l’ouvrage fait également place à des textes exogènes au mouvement, donnant au corpus beat sa pleine résonance (Deleuze, Kenneth White, Herbert Marcuse…). Enfin, l’ouvrage recueille des textes d’analyses sur les apports formels du mouvement à la scène littéraire, politique et artistique. Ainsi des écrivains adeptes du cut-up et des mots-virus chers à Gysin et Burroughs. Ainsi des écrivains de science-fiction William Gibson et Bruce Sterling à travers le cyberpunk, et de J.G. Ballard, auteur d’IGH et de Crash… Ainsi également des icônes rock Bob Dylan, Jim Morrison, Lou Reed, Patti Smith, David Bowie, Genesis P.Orridge, Sonic Youth, Jello Biafra, Joe Strummer ou Kurt Cobain… Sans oublier les photographes Robert Franck ou Bernard Plossu, le metteur en scène Julian Beck et le Living Theater, les cinéastes Stan Brackage ou Bruce Conner… Figures de proue de la création contemporaine, incarnant sensibilité et désir d’expérimentation autant dans la poésie que dans la noise, tous ont tété à la mamelle beat, d’abord sur le tempo be-bop du jazz des fifties, puis sur les rythmes électroniques qui ont contribué à faire rentrer dans la culture mainstream, ce qui, il y a 70 ans, n’était qu’un courant marginal, borderline.

« La route qu’ils ont prise et dont ils ont rendu compte n’a cessé de grandir dans l’imagination populaire, devenant le lieu d’un rite de passage paradigmatique, un pari et une promesse pour les jeunes, une représentation mythique du récit américain. On peut considérer que leur route fut le point culminant de ce récit, après un siècle et demi. D’une certaine manière, les Beats sont les derniers pionniers ; et tous ceux qui ont essayé de suivre leurs traces n’ont trouvé qu’une pâle copie de ce qu’ils ont vu, fortement influencé par le filtre de leurs œuvres autant que débordé par ce qu’on appelle le progrès et l’homogénéisation néolibérale faite au nom du profit. Porteuse des résidus accumulés de tous les périples que d’autres avaient fait avant eux, leur route était définitive d’une façon qu’ils ne pouvaient prévoir. Les Beats ont commencé avec largesse et optimisme ; aucun d’eux ne pouvait soupçonner qu’il traçait la fin de la route. » Luc Sante

« Quand j’étais petit, je voulais devenir pilote de ligne, me marier à quelqu’un comme Jane Fonda, et passer le temps entre deux vols assis sur les berges d’un lieu comme le lac Tahoe. Mais depuis, j’ai vu que le lac est devenu vert et que tous les poissons y sont morts. Jane est toujours jolie. Mais il n’y a aucun endroit où aller où je pourrais pardonner à ceux qui ont foutu en l’air mon Rêve américain. Car n’y ayant jamais vécu moi-même, je savais que ça ne pouvait pas être moi. » Earl Thompson

Aujourd’hui démythifié à force d’être découvert, cartographié, pillé, le monde semble en déroute. L’espace de notre imaginaire se recroqueville. Notre désir forcené de croire s’épuise. On peine à inventer le chemin. La route, existe-t-elle encore ? Si oui, où mène-t-elle ? S’est-elle dématérialisée dans les réseaux informatiques, dissoute dans la réalité augmentée et l’omniprésence des images, ainsi que Burroughs l’avait prédit ? Et qu’en est-il de la servitude volontaire à l’heure des puces, des cookies et des algorithmes qui nous emmaillotent dans une surveillance généralisée ? Loin de se limiter à la fiction, le cut-up devient alors méthode de combat pour saboter les sociétés de contrôle. Art de la déprogrammation et du déconditionnement des individus, le cut-up se propose de découper un texte original en fragments aléatoires puis de réarranger ces derniers pour produire un texte nouveau. Déconstruisant la novlangue chère à Orwell, sapant le langage dominant – ce logiciel d’asservissement au sens unique, cette révolution électronique permet de détourner les messages diffusés quotidiennement par le pouvoir, puis de les remettre en circulation par tous les moyens technologiques disponibles. Machines informatiques, piratage, propagation de contre-virus… Face à l’action des médias qui dissolvent une information inflationniste dévorant ses propres contenus et les vidant de leur sens, le cut-up permet de couper plutôt que de dissoudre. Il oppose à l’action sournoise des médias de masse le geste franc et net de la rupture qui ré-agence, et par lequel chacun devient pirate, storyteller, hacker : découvreur de chemins de traverse pour les caravanes de la pensée.

Nourris ton esprit, prends langue, joue-toi des mots, Interroge l’Histoire avant d’inventer des complots, La poésie antivirale est dans le beat, le flow, Free your mind and your ass will follow...

Marco Jéru