Une grève de la faim n’est pas l’expression d’un agacement ou d’un mouvement d’humeur impatient. Une grève la faim, c’est d’abord un projet qu’on repousse parce qu’il est couteux, violent, qu’il vous met en danger. Une grève de la faim, ça vient de loin. Ça monte, ça passe devant les fenêtres de l’esprit, ça y tambourine pour finir par s’imposer comme la seule solution. La dernière. Parce que le reste a échoué. Au Zèbre, on ne vous fera pas l’insulte de prétendre qu’on ne connaît pas Cyril Borron, en grève de la faim depuis le jeudi 6 mars. Il est, de longue date, un compagnon du journal. Ça nous rend sans doute un peu partial. Ça nous donne aussi de la légitimité pour témoigner de ses engagements qui, eux aussi, le tiennent de longue date.
Paysagiste éleveur de lombrics, fondateur, avec d’autres, d’Eisenia, association locale qui tricotte intelligemment des actions environnementales et sociales, Cyril expliquait lors d’une conférence de presse organisée par ses soutiens à la Coopérative du Zèbre le 12 mars dernier, que s’il ne mangeait plus aujourd’hui, c’était pour pouvoir « manger mieux demain ». Pas seulement lui, mais nous tous. Le tableau brossé n’est pas très réjouissant. Biocides, disparition d’espèces, artificialisation et épuisement des sols, réchauffement climatique, migration des populations, etc., le constat invite à l’action et d’urgence. Face aux survivalistes et autres collapsologues souffleurs de solastalgie (ou éco-anxiété), beaucoup de petites structures se sont mises au travail pour proposer avec davantage d’optimisme des changements de modèle. Relocaliser une production agricole respectueuse des sols, développer la consigne plutôt que le recyclage, soutenir le lombricompostage pour que la matière agricole retourne à la terre, favoriser la réparation des objets, etc., le tout en créant des emplois locaux. Ces petites structures se sont donc lancées dans la bataille mais, dans ce temps de transition où le modèle dominant du capitalisme-libéral reste puissant, elles ont besoin du soutien de la puissance publique. Or, ce système a une remarquable capacité d’adaptation et, dès lors que de l’argent (public ou non) peut venir étayer des actions de transition, le voilà qui frappe à la porte, s’invitant au festin à grands coups d’efficacité industrielle – comme ces composteurs rotatifs fabriqués à l’autre bout de la planète, installés sur des sols artificialisés et produisant en quantité un compost de faible qualité. Un système pyramidal se reforme, reconcentre la valeur créée entre peu de mains et s’organise pour que tout change un peu afin que rien ne change vraiment, et en tout cas pas le modèle de développement. Quand les gros arrivent, les petits sont priés de céder la place et, au passage, ils se seront vu confisquer les idées qu’ils avaient eux-mêmes initiées.
Voilà résumé à grands traits le nœud gordien de l’affaire. L’invention de terrain, la revanche du local et de ses petites formes agiles, l’association de la justice sociale et environnementale, etc., tout cela semble prendre un peu de plomb dans l’aile. Cesser de manger pour mieux se faire entendre. On pourra évidemment discuter cette façon radicale de faire valoir ses convictions, mais on ne pourra pas douter de celles-ci, pas plus qu’on ne peut douter de la nécessité d’une transformation radicale de nos modes de vie. Or, si les petites structures de terrain innovantes qui ont la capacité d’expérimenter des solutions allant dans le sens du bien commun voient leurs solutions récupérées et dénaturées par les grandes entreprises, alors on ne fera rien d’autre qu’assécher l’avenir… Alors, un jour, les collapsologues auront raison. La crise n’est pas qu’environnementale, elle est aussi sociale. Pour parler avec les mots de Gramsci, il s’agit d’une crise de l’hégémonie et, manifestement, le vieux monde ne veut pas mourir, pas plus que le nouveau ne parvient à naître.