« La plupart des gens se contentent de faire ce qu’ils ont toujours fait : aujourd’hui sera comme hier et demain ça continuera. C’est comme ça pour moi. Je gagne un salaire de misère dans un sale boulot. Dès que j’ai un sou en poche, je peux refuser les tâches vraiment répugnantes et accepter celles qui le sont moins, et alors j’en conçois une certaine estime pour moi-même aussi vaine et dépourvue de sens que tous les autres sentiments que j’éprouve. Et toujours, comme tous les gens de mon espèce, je rêve que l ’impossible va se produire. S’il n’arrivait jamais rien, l’existence serait absurde. Moi, j’ ai eu de la chance, au moins une fois dans ma
vie et c’est déjà beaucoup – il m’est arrivé quelque chose : Sylvia West est entrée dansma vie et je suis entré dans la sienne. » Howarf Fast, Sylvia, 1960
Alan Macklin, le personnage d’Howard Fast, est détective privé à Los Angeles. Sa lucidité tranche avec celle de ses contemporains : plutôt que de se raconter des histoires sur lui et sur sa vie, il en pointe les aspects dérisoires, les petites lâchetés, les compromis bancals. Son existence ressemble à la nôtre, mais il n’essaye pas trop de se la jouer. Pauvrement humain comme nous, mais un peu plus conscient de ses fragilités que nous, un peu plus fort donc de cette conscience de ses faiblesses.
Il se confronte, sans fard, au non-sens qui traverse les sociétés hu-maines. Mais ce non-sens n’est pas pour autant un nouveau Tout qui engloberait l’ensemble de nos expériences autour du seul axe de nos désillusions. Car il nous arrive, parfois, quelque chose… « L’impossible » devient soudainement possible. La grisaille s’éclaire de temps en temps. Les grands romans noirs comme Sylvia décrivent au scalpel les misères humaines, misères extérieures et intérieures, oppressions socio-économiques et servitudes volontaires, enchaî-nements involontaires de circonstances écrasantes et intentions mesquines. Et cependant, sur ce tas de fumier, la fleur Utopie perce encore, hésitante. Cet ailleurs, ce radicalement autre, a ici le visage de Sylvia.
La vie même de Fast constitue un parcours d’équilibriste sur le fil ténu qui sépare le non-sens du sens utopique. Ainsi, auteur du célèbre Spartacus (1951) porté à l’écran par Stanley Kubrick, membre du Parti communiste américain (qu’il quitte en 1956, après les révé-lations du « Rapport Khrouchtchev » sur les crimes du stalinisme) pourchassé sous le maccarthysme (voir Howard Fast, Mémoires d’un rouge, 1e éd. américaine : 1990 ; trad. franç. Rivages, 2000), il a du publier, par la suite, sous le pseudonyme d’E. V. Cunningham (dont Sylvia, pour la première fois).
Et si nous devions accueillir, comme une double contrainte de la condition humaine et de ses ambivalences, le rêve et le désenchan-tement, incarnant deux bornes de nos tâtonnements incessants ? Sans croire tout savoir par avance, en admettant incertitudes et ambiguïtés. Sans prétendre assommer les autres de nos Vérités reposantes, qu’il s’agisse du « Grand Soir » mirifique censé apporter le bonheur éternel ou, à l’inverse, du « Noir, c’est noir, il n’y a plus d’espoir » (ou de son équivalent anglais « No Future »). Et si nous tirions de la sérénité et même de la joie, une joie mélancolique, des chausse-trapes de la vie et des petits bonheurs glanés au quotidien, du souffle de l’Histoire et de ses blessures, des coups de cafard et des sourires inoubliables ?
« Si l’on vit de promesses, on vit aussi, heureusement, de leur déception » note le philosophe Jacques Rancière (entretien avec Robert Maggiori, Libération, 05/03/1998). La promesse et la déception : le couple antagonique et nécessaire de nos bringuebalements ? L’Aventure humaine ne serait guère passionnante si elle n’était guidée que par le Parfait et le Définitif. Les polars nous en apprennent plus là-dessus que les diverses langues de bois politiques.
Par Philippe Corcuff / dessin de Charb