« Quand Olga vous parlait, elle était si pénétrée de ce qu’elle était en train de faire ! Regardez -moi un peu, tout le monde, c’est à une Noire que j’cause ! Le repas de midi et tout son cirque, ça revenait à se dire, et à le dire alentour, qu’elle avait le cœur pur, davantage que les autres « dans le Sud ». Sauf qu’elle ne valait pas mieux. En fait elle était pire, parce qu’avec un raciste, d’où qu’il vienne, on sait au moins à quoi s’en tenir. Si elle avait le cœur si pur, Olga, pourquoi mettait-elle à part dans l’évier les couverts d’Alethea ? » George Pelecanos, Hard Revolution, 2004.
Olga est l’épouse blanche d’un flic de Washington. Alethea est leur bonne noire. Olga met ostensiblement en scène, trop ostensiblement, sa supposée proximité avec sa femme de ménage en particulier et avec les Noirs en général. Alethea n’est pas dupe : ce sont ses pensées intérieures que met en mots George Pelecanos. On est au printemps 1959. Ensuite Pelecanos nous fera croiser, avec les mêmes personnages, les émeutes d’avril 1968 qui suivirent l’assassinat de Martin Luther King.
Sa description de ces émeutes américaines a quelques résonances avec nos émeutes des banlieues de novembre 2005 : « Il y avait des centaines de jeunes dans la rue, et tous pillaient les magasins, gueulaient, riaient, s’amusaient. (…) Alvin voyait la jubilation dans le regard des pillards, qui pénétraient de force dans une autre boutique. De toute façon, hein, ça n’avait plus grand-chose à voir avec Martin Luther King. Il s’agissait de se procurer des trucs à l’œil et de s’en prendre à tous ces connards qui les avaient toujours saignés et humiliés. Du moins, c’était comme ça que lui, Alvin Jones, voyait les choses. Une petite vengeance des gens de sa communauté ». Alvin, lui, « s’en foutait complètement » de l’expression de cette rage sociale. Il va simplement profiter de l’occasion pour faire son boulot de voleur dans de meilleures conditions…Comme quoi, contrairement à ce que raconte la racaille Sarkozy, même s’il y a des délinquants dans de telles émeutes, cela ne veut pas dire qu’il s’agit principalement de mouvements délinquants !
Si l’on en revient à Olga. Elle joue à l’antiraciste, pour elle-même et pour le public de ses proches. Elle joue un peu trop, elle joue un peu faux (les couverts d’Alethea sont quand même mis à part après le repas commun…). Elle s’enivre de sa supposée bonté, elle fait dégouliner sa propre « belle image » sur les autres. Il y a bien quelque chose de dégoûtant, d’un double point de vue éthique et esthétique, à trop se la raconter publiquement sur ses propres qualités morales.
C’est pourquoi le philosophe Ludwig Wittgenstein définissait l’éthique par le montrer plutôt que par le dire. Il y va, dans les choses de la morale, de la pratique davantage que des discours et des théories. Dans cette perspective, Wittgenstein préférait la qualité éthique des polars et des westerns (qui montraient l’éthique en actes) à celle des traités de philosophie morale (qui pontifiaient sur l’éthique). L’éthique appellerait des actes, accompagnés d’une sobriété dans les discours. C’est ce qui rend quelque peu obscène aujourd’hui la médiatisation de l’autocélébration morale des stars et des politiciens.
Cela veut-il dire que l’on doit emboîter le pas d’un stéréotype critique qui s’est diffusé face à ces excès exhibitionnistes dans le brouillage des repères porté par le relativisme « post-moderne » (celui du « tout se vaut ») : le refus de toute considération éthique réduite à un « moralisme » hypocrite ? Faut-il abandonner tout repère moral, en se situant, avec Nietzsche, « par delà Bien et Mal » ? Certes, les valeurs varient selon les périodes et les sociétés, et n’ont pas l’intangibilité que leur donnent les religions. Mais n’avons-nous pas besoin de repères pour nous orienter ? Des repères sur ce qui est le plus souhaitable et le moins souhaitable dans les idéaux de meilleure vie individuelle et collective qui se présentent à nous, sur l’injustice de certaines situations (comme le racisme et les diverses formes d’oppression qui travaillent les sociétés humaines) et sur ce qui pourrait les rendre plus justes. Mais sans en faire des normes intangibles, quelles que soient les situations historiques traversées, mais des repères justement, simplement, des repères révisables en fonction de l’expérience.
Ces repères éthiques, à la mesure de notre fragilité d’humains, nous obligent à la décroissance de nos prétentions morales, pour ne pas risquer d’exploser ridiculement comme la grenouille qui voulait devenir plus grosse que le bœuf. Ne serait-ce que parce que notre volonté ne maîtrise pas tous les effets négatifs que nos actions, insérées dans des structures sociales (notamment d’oppression) et dans des circonstances historiques qui nous échappent pour partie, génèrent sur les autres. Les intentions morales ne suffisent pas à faire un comportement éthique.
Un tel constat conduisait le philosophe Maurice Merleau-Ponty à une lucidité éthique fort éloignée des simagrées morales de toutes les Olga de la terre : « Quand on dit qu’il y a une histoire, on veut justement dire que chacun dans ce qu’il fait n’agit pas seulement en son nom, ne dispose pas seulement de soi, mais engage les autres et dispose d’eux, de sorte que, dès que nous vivons, nous perdons l’alibi des bonnes intentions, nous sommes ce que nous faisons aux autres, nous renonçons au droit d’être respectés comme belles âmes » (Humanisme et terreur, 1947).
Mais la dégradation éthique ne touche pas seulement les dominants, mais également les dominés. Le manichéisme est l’ennemi de la lucidité critique et autocritique. Subtilement, Pelecanos montre que le racisme, en tant que discrimination structurelle, a aussi des effets du côté de ses victimes, souvent prises elles aussi dans des évidences racialisantes. C’est le cas du flic noir, Derek Strange, par rapport à son équipier blanc : « Quand il regardait Troy Peters, il voyait d’abord un Blanc, et après seulement un homme. Ça ne l’avait pas intéressé de découvrir qui était, au fond, son équipier, et de chercher à lire dans son cœur. Alors qu’il savait pertinemment que c’était l’attitude que des tas de Blancs avaient à son égard ». Pourtant Troy se révèlera un antiraciste plus conséquent qu’Olga. Et Derek regrettera son indifférence ethnicisante. Dans une relation d’oppression, les préjugés s’insinuent parmi les opprimés et pas seulement les oppresseurs. Personne n’en sort complètement indemne. C’est la relation qui est à incriminer, avant les personnes, qui se débattent de manière plus ou moins digne, plus ou moins moche, dans cette foutue relation.
Le roman noir, c’est quand même autre chose que toutes ces critiques simplistes de « la pensée unique » qui, malheureusement, prolifèrent au sein d’une galaxie altermondialiste dans le même temps si prometteuse !
Par Philippe Corcuff / dessin de Charb