« L.A. brûle, et dans tant d’autres villes, le feu couve en attendant le jet d’essence qui arrosera les braises, et nous écoutons des politiciens qui alimentent notre haine et notre étroitesse d’esprit, qui nous disent qu’il s’agit simplement de revenir aux vraies valeurs, alors qu’eux sont assis dans leurs propriétés de bord de mer à écouter les vagues pour ne pas avoir à entendre les cris des noyés. » Dennis Lehane, Un dernier verre avant la guerre (A Drink before the War), 1994
La France bien-pensante suinte d’hypocrisie, comme l’Amérique de la ségrégation raciale peinte par Dennis Lehane. Là-bas le noir est la couleur de la relégation sociale. Ici les cibles privilégiées de la discrimination sociale et ethnique sont appelées « Arabes » et « musul-mans ». Et quand la rage contre la violence sociale quotidienne s’exprime avec une violence incendiaire, qu’on peut comprendre tout en la désapprouvant, la langue de bois se durcit un peu plus dans la bouche pâteuse des politiciens. À droite, une racaille en chef obsédée par son « avenir présidentiel » agite les mots infamants et dirige les flashballs. Et puis un président à bout de souffle, ayant notoirement tripatouillé dans des « affaires » louches, fait mine de donner des leçons de respect de la loi. À gauche, ceux qui ont bercé nos âmes crédules de promesses d’ »égalité » et d’ »intégration » après mai 1981, tout en se conformant au monde inégalitaire tel qu’il va dans l’ordre néolibéral, sont tout autant ridicules dans leurs critiques que dans leurs silences.
« Il faut… », « Y a qu’à… », « On va… » : les piaillements médiatiques de tous ces politicards, qui insultent le beau mot de politique, ont des accents obscènes. Car, pendant ce temps là, côté chômage, précarité, RMI, débrouille quotidienne, logement, école, arbitraire policier, etc. : ce sont toujours les mêmes qui trinquent, et depuis presque trente ans. Sur un fumier de mauvaise foi et de bonne conscience, des éditorialistes de droite et « de gauche » se prennent alors pour des Samuel Huntington aux petits pieds, fantasmant la périphérie de nos villes en Barbarie islamiste menaçant la Civilisation.
Oui, la violence contre les personnes est inadmissible, car dans une société meilleure l’ individu constituera une valeur incommensurable, contrairement à la dynamique actuelle de marchandisation de l’humanité. Une société plus juste aura aussi besoin de dispositifs de défense de la civilité face à la violence contre les personnes : dispositifs d’éducation et de prévention, mais aussi, en dernier recours, dispositifs de répression. Oui, il est stupide de s’attaquer aux services publics (écoles, bus, camions de pompiers, etc.), qui sont justement les points d’appui d’une autre logique sociale à développer. Oui, il est con de brûler les voitures des habitants des quartiers populaires, c’est-à-dire de ceux qui subissent déjà le poids des violences sociales.
Dans la lutte contre l’injustice au sein d’une société démocratique, seule une violence symboliquement ciblée contre les biens des privilégiés (banques, magasins de luxe, etc.) peut se révéler, de ce point de vue, légitime, comme l’ont expérimentée les Blacks Blocs au sein du mouvement altermondialiste (voir Black Blocs – La liberté et l’égalité se manifestent de Francis Dupuis-Déri, Atelier de Création Libertaire, 2005).
Mais, dans l’urgence du rouleau compresseur de la répression, on ne peut être que du côté de ceux qui disent non à l’éternisation de l’inacceptable, même si on n’est pas d’accord avec les moyens utilisés. En espérant que, après les impasses de la violence aveugle, une force collective et organisée, un mouvement social des banlieues, en capacité de participer à la transformation radicale de ce monde de merde, pourra émerger. Alors, un dernier verre avant la guerre ? Mais quelle guerre ? La guerre policière qu’ils vont gagner ou la guerre sociale que nous gagnerons un jour peut-être ?
Philippe Corcuff / Dessin de Charb