Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir…
« Il était une fois deux milliards et demi de salopards qui vivaient dans une jungle pesant approximativement six mille quatre cent cinquante milliards de milliards de tonnes. Et, bien qu’ils soient tous frères, ces salauds, leur seule occupation était le fratricide. Bien que la jungle abonde de fruits merveilleux, ils ne mangeaient que de la boue. Bien que leur potentiel de connaissance soit illimité, ils ne savaient qu’une chose. Et, ce qu’ils savaient c’était qu’ils ne savaient rien. Et, de savoir qu’ils ne savaient rien, ça leur suffisait amplement. » (…) C’est tout ce qu’il y a, répétais-je. À mon avis, il n’y a rien d’autre à ajouter. »
Jim Thompson, Hallali (The Kill-off, 1957).
Marmaduke « Googy » Gannder, le personnage d’écrivain velléitaire et alcoolique d’Hallali a une vue bien sombre du monde humain. Cette entrée en matière exprime bien une tendance profondément noire de Jim Thompson (1906-1977). L’auteur de The Kill-off n’a d’ailleurs pas hésité à refiler son cafard au cinéma. Récemment Michael Winterbottom a porté à l’écran (en 2009, sortie en août 2010 en France) The Killer Inside Me (roman de 1952, traduction française : Le démon dans ma peau), avec Casey Affleck dans le rôle principal. En 1979, Alain Corneau avait déjà adapté A Hell of a Woman (1954, traduction française : Des cliques et des cloaques) sous le titre Série noire, et Bertrand Tavernier, en 1981, Pop. 1280 (1964, traduction française : 1275 âmes) sous le titre Coup de torchon.
Si Jim Thompson a été membre du Parti communiste américain entre 1935 et 1938, « le pessimisme de l’intelligence » semble avoir fini par submerger « l’optimisme de la volonté » (selon les expressions qu’affectionnait Antonio Gramsci) dans ses polars s’étalant des années 1940 aux années 1970. À la différence de Dashiell Hammett, qui a aussi rejoint le Parti communiste américain en 1937 et sera alors pourchassé par la maccarthysme dans les années 1950, la noirceur du constat engloutit presque tout, sans qu’apparaisse surnager quelque chose comme le bouchon éthique hammettien, une certaine manière de se tenir pour le détective-(anti)héros, un sens de l’intégrité personnelle traversant et traversé par les pourritures de la décomposition du monde. C’est un premier décalage thompsonien avec la tradition incarnée par Dashiell Hammett et Raymond Chandler, puis prolongée par David Goodis et, jusqu’à nos jours, par Dennis Lehane. Chez ces derniers, des repères éthiques sont préservés malgré la déréliction, les trouées utopiques du peut-être persistent malgré la putréfaction. D’où les caractéristiques contrastées de leurs personnages. Dans la collection des 12 personnages présentés par Hallali (les 12 apôtres du Mal quotidien ?), la médiocrité domine largement, avec des différences de degrés, de la pleine abjection à la lâcheté ordinaire ou à la simple grisaille.
Chez Thompson, les réserves éthiques et utopiques apparaissent donc particulièrement maigrichonnes. Même l’espoir est ridiculisé :
« Et si on lui avait fait avaler dix mille litres de vinaigre, elle aurait quand même espéré que le verre suivant serait de la limonade. », ironise le musicien et chef d’orchestre de jazz Rags McGuire dans Hallali à propos de sa chanteuse Danny.
Et l’indécrottable désir humain d’utopie apparaît au final vain pour Rags :
« – Je veux, dis-je. Je veux…
L’inaccessible, rien de moins. Ce qui n’existait pas. Ce qui n’existerait pas. Je le voulais, et je ne le voulais pas, car lorsque je l’aurais obtenu, je n’aurais plus de raison de vivre. »
Thompson ne se rapproche-t-il pas alors par moments du pessimisme existentiel d’un Cioran : « Exister équivaut à un acte de foi, à une protestation contre la vérité, à une prière interminable… »[1] ? De l’éthique se manifeste certes dans ce qui demeure, ce faisant, une posture de moraliste. Il y a bien chez Thompson cette tendance transversale travaillant le meilleur du roman noir américain selon Benoît Tadié : « il met en équation le mal et la modernité, en exprimant un sentiment d’aliénation individuelle et de dislocation collective »[2]. En ce sens, sa narration reste marquée implicitement par une distinction non relativiste entre bien et mal. Mais, dans le même temps, le goût de la provocation, voire de la profanation, pointe vers des horizons plus relativistes et nihilistes. Thompson le moraliste semble en tension avec un Thompson fasciné par le mal décrit, l’entraînant vers d’autres rivages. L’ancien communiste désenchanté ne cohabite-t-il pas ainsi avec le précurseur d’un postmodernisme du « tout se vaut » brouillant plus profondément nos boussoles morales et politiques ? C’est une différence avec le pôle Hammett-Chandler-Goodis que ne perçoit pas Benoît Tadié dans son livre par ailleurs stimulant
En tout cas, les « salopards » d’humains seraient engagés dans une guerre « fratricide » interminable, selon Marmaduke « Googy » Gannder. Et les apparences donneraient le la de ce qui ne serait qu’une comédie humaine :
« Nous portions tous deux un déguisement : les étoffes en étaient différentes, mais elles provenaient du même métier à tisser. Mon excentricité, mon ivrognerie. Sa brusquerie, sa grossièreté, sa brutalité sans retenue.
Nous avions besoin de ce déguisement. L’un comme l’autre, comme tout le monde. », lance, dans une prétention de lucidité maximale, le même personnage.
Comme si une lucidité omnisciente pouvait surplomber de manière quasi-divine la totalité des jeux sociaux. Comme si on pouvait dire quelque chose de définitif (le « il n’y a rien d’autre à ajouter » de Marmaduke « Googy » Gannder) sur les turpitudes, les ambiguïtés et les fragilités humaines, en oubliant alors leur condition historique mouvante. Comme si, paradoxalement, on pouvait éclairer totalement les zones obscures par les lumières aveuglantes générées par la double toute-puissance supposée des saloperies et des déguisements, tout en continuant à jouer sur les séductions d’obscurités non encore rendues intelligibles. Encore une fois entre scalpel moraliste et attirances troubles pour le mal ! En aplatissant les rugosités humaines par le bulldozer de la médiocrité généralisée attribuée aux personnages. Il y a souvent quelque chose de cette arrogance blessée, dissonante et contradictoire dans les constructions narratives de Thompson, assez bien symbolisée par la figure de Marmaduke « Googy » Gannder ou celle de Lou Ford, le shérif adjoint meurtrier de The Killer Inside Me. Ce qui constitue un deuxième décalage, associé au précédent, vis-à-vis de la vue davantage à raz de terre et d’action, plus ouverte au poids des circonstances qui échappent (aux personnages comme au narrateur) d’Hammett, Chandler, Goodis ou Lehane. Car ceux-ci s’inscrivent dans une posture critique aux tonalités compréhensives, sensible à l’écho de leurs propres faiblesses dans celles de leurs personnages.
Toutefois, dans et par ses ambivalences, Thompson nous dit aussi des choses fort intéressantes sur nous-mêmes, individus fragilisés des « sociétés de verre » contemporaines[3], tentés tout à la fois par la nostalgie fantasmée des morales anciennes et les séductions nihilistes d’un mal qui aurait tout détruit. C’est peut-être pourquoi il nous attire et nous révulse, nous attire parce qu’il nous révulse…Comme une question indissociablement ordinaire et philosophique en suspens.
Par Philippe CORCUFF/dessin de CHARB
Notes :
[1] E. M. Cioran, La tentation d’exister, Gallimard, collection « TEL », 1956, p.245.
[2] Benoît Tadié, Le polar américain, la modernité et le mal (1920-1960), Presses Universitaires de France, 2006, p.3.
[3] Voir P. Corcuff, La société de verre – Pour une éthique de la fragilité, Armand Colin, 2002.