Phil Noir 18

Happy New Complots !

phil-noir-18 1« La chambre était à nouveau silencieuse. Tous les trois, nous regardions Jocelyn. Dehors, la nuit était tombée. Le visage de la jeune femme n’était éclairé que par la lampe de chevet. Je l’examinai longuement. Joli, mais de façon un peu vague. Pas assez séduisant pour tenir le premier rôle, plutôt celui de la bonniche ou d’une poule de gangster. Ni marqué, ni spécialement intelligent. Inoffensif, lisse, un visage neutre sur lequel la vie n’avait laissé aucune trace. Elle n’avait rien vécu de concret. Elle était restée enfermée dans un monde d’idées toutes faites. Si elle éprouvait des remords quant à la tournure prise par les événements, ça ne devait pas aller très loin. Même ses obsessions paraissaient superficielles…Elle poussa un soupir.

« Vous voulez que je vous dise ce qu’il y a de tragique dans toute cette histoire ? C’est qu’après tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai enduré, je me retrouve encore seule. »

Je ne dis rien. Il n’y avait rien à dire. J’avais les yeux fixés sur son visage insipide, vide, fermé. Le visage d’un égoïsme infini, le visage d’un monstre. »

. « « Quelle brute ! s’écria-t-elle. Il m’a frappé. Je suis bien contente qu’il soit mort.

- Ta gueule », répliqua Hawk. »

. « « Quoi qu’il en soit, dit Susan, elle est responsable de la mort de trois personnes.

- Ouais. Elle s’est abattue sur Port City comme la peste. » »

Robert B. Parker, Une ombre qui passe (Walking Shadow, 1994).

Cette chronique aurait pu être titrée « Les leurres du complot et les nœuds de l’ego : les chemins des complications de la vie ». Le narrateur ? Spenser, détective de son état, qui enquête dans la petite ville de Port City, près de Boston, à la demande de sa compagne, la psychologue Susan Silverman. « Le visage d’un égoïsme infini », qui s’est « abattu sur Port City comme la peste » ? Celui de Jocelyn Colby, actrice de théâtre à Port City. Parce qu’il ne répondait pas à ses avances, elle a un jour traité Spenser d’« Espèce de Rambo libidineux » ! C’est à elle que Hawk, qui donne un coup de main à Spenser sur l’enquête, demande de fermer sa gueule, alors que le cadavre d’un de ses anciens amants est encore chaud à quelques mètres d’elle.

Jocelyn n’a tué personne mais, dans un enchevêtrement de circonstances, elle a une responsabilité indirecte dans la mort de trois personnes. En quelque sorte responsable mais pas coupable ! Un « monstre », mais un monstre très ordinaire, pleinement humain, au visage « neutre », « lisse », « inoffensif », « insipide », « vide »… Quelques doses d’égoïsme en plus de la moyenne. Une monstruosité banale, parce que ne se rendant même pas compte des terribles effets de ses actes. Un tragique quotidien. La carapace égocentrée tellement étanche, qu’elle est même capable de se plaindre de ses petites contrariétés dans un contexte si dramatique pour les autres. Quels autres ? Il y en a d’autres, en dehors de mes persécuteurs ? « Pour Moi, il n’est rien au-dessus de Moi ! », écrivait Max Stirner dans L’unique et sa propriété (1844), poussant à l’extrême la philosophie d’un anarchisme ultra-individualiste, qui a eu depuis quelques échos dans la culture dite « post-moderne » de nos sociétés occidentales contemporaines.

phil-noir-18 2C’est à travers les nœuds de l’ego de Jocelyn que les fils de l’intrigue policière trouvent des points de rencontre. Mais sous le regard espiègle du hasard. Dans un premier temps, Spenser s’oriente pourtant vers la piste familière du complot, tellement ce schéma est incrusté dans le genre polar comme dans la culture de nos univers individualistes[1]. La mafia sino-américaine constitue un bouc-émissaire commode pour cela. Nos imaginaires hollywoodisés sont alléchés. Pavlov nous mène par le bout du nez. Le conspirationniste malin qui tend à se loger en chaque détective, et plus largement dans les esprits les plus « critiques » du web, va pourtant être confronté à ses impasses mythologiques. Spenser est ainsi conduit à reconnaître ses faiblesses :

« Je suivis le mouvement. Ce qui, somme toute, était ce que je n’avais cessé de faire depuis mon arrivée à Port City : suivre à une dizaine de pas le cours des événements. »

phil-noir-18 2Plutôt que les simplifications des théories du complot, ce sont les complications humaines que notre enquêteur rencontre. Il est même tenté par le pessimisme de Shakespeare dans Macbeth : « « Une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit, et qui n’a aucun sens. » » Ce lest pessimiste, adossé à l’expérience des méandres historiques de la condition humaine, amène Spenser à une retenue éthique, dans le maniement même de la morale, afin de ne pas asséner de manière trop brutalement moraliste ses propres repères éthiques aux autres :

« Je secouai la tête, prêt à débiter un petit laïus comme quoi ça ne devrait pas exister. Mais j’avais vécu trop longtemps, vu trop de choses pour me mettre à présent à parler de ce qui « devrait » être. »

Est moqué alors gentiment le caractère potentiellement dévorant du doute, dont les conspirationnistes de tous poils (du centre, de droite, de gauche, d’extrême-gauche, d’extrême-droite ou d’ailleurs) sont si friands[2] :

phil-noir-18 4« Et si on s’était trompé pour Jocelyn, peut-être s’était-on trompé également pour Christopholous. Et pendant que j’y étais, avais-je vraiment vu des Chinois débarquer clandestinement à Brant Island ? Peut-être n’était-on même pas à Port City, mais quelque part dans le New Jersey. »

Contre les tentations du doute illimité, l’ironie du narrateur nous invite à un usage raisonnable du doute. L’expansionnisme du doute et le conspirationnisme arrogant se présentent encore souvent comme des prétentions à tutoyer l’Absolu. Notre détective préfère les sentiers de la fragilité :

« Je n’aurais pas eu l’étoffe d’un héros, j’en aurais été saisi d’angoisse. »

phil-noir-18 4Après les grands succès sur internet des versions conspirationnistes du 11 septembre 2001, les percées des lectures complotistes du vaccin contre la grippe A H1N1…quel nouveau Complot va-t-il exciter les souris de nos ordinateurs en cette nouvelle année 2010 ? Et si on lisait plutôt un bon roman noir…

À noter : Robert B. Parker est aussi l’auteur d’une série de romans autour d’un flic alcoolique divorcé mais encore attaché à sa femme, Jesse Stone. Tom Selleck (l’acteur de l’ancienne série télévisée Magnum !) a produit des adaptations télévisées de ces romans : Stone Cold (2005), Night Passage (Une ville trop tranquille, 2006), Death in Paradise (Meurtre à Paradis, 2006), Sea Change (L’empreinte du passé, 2007)…disponibles en DVD (http://www.amazon.fr/s/ref=nb_ss_1_6?__mk_fr_FR=%C5M%C5Z%D5%D1&url=search-alias%3Ddvd&field-keywords=jesse+stone&sprefix=Jesse+) . L’humanité mélancolique portée par l’interprétation de Tom Selleck (qui joue le rôle de Jesse Stone) est tout particulièrement à signaler.

 

Par Philippe CORCUFF/dessin de CHARB

 

 

Notes :

[1] Voir P. Corcuff, « “Le complot” ou les aventures tragi-comiques de “la critique” », initialement publié sur le site Calle Luna en avril 2005 ; republié sur Mediapart, 19 juin 2009, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/190609/le-complot-ou-les-mesaventures-tragi-comiques-de-la-critique

[2] Voir P. Corcuff, « Peut-on douter de tout ? Tocqueville et Wittgenstein contre Bigard et Kassovitz », Mediapart, 1er octobre 2009, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/011009/peut-douter-de-tout-tocqueville-et-wittgenstein-contre-bigard-et-k