La foire électorale aux truffes et le polar :
Sarkozy, Hollande et les autres
« – Savez-vous ce que c’est une truffe, monsieur Turner ?
Plus ou moins, je pense.
C’est un tubercule. Ça pousse sous terre, sur les racines d’arbre qui ont passé des années à se faire une place, à lutter, à s’ouvrir un chemin jusqu’à la lumière. La tubercule profite de l’arbre et ne donne rien en retour.
D’accord.
Emily est une truffe. »
James Sallis, Bois mort (Cypress Grove, 2003).
John Turner, ancien flic et ancien taulard, devenu à sa sortie de prison psychologue, se réfugie à la campagne dans le Tennessee. Toutefois il va être réimpliqué dans une affaire criminelle à la demande du shérif local. Cypress Grove constitue le premier volet de la trilogie des enquêtes de Turner. Du polar imprégné de sagesse mélancolique. Des perles philosophiques accompagnant l’action. Une sérénité nourrie de l’expérience ordinaire de l’imperfection et des faiblesses humaines :
« Je songeais à la fragilité de nos existences, au fil ténu qui nous reliait à ce monde. »
Un sens du tragique n’excluant pas les pointes d’humour, comme une réjouissante description de la truffe… L’auteur ? James Sallis, également créateur de la série des Lew Griffin, détective noir de la Nouvelle-Orléans, mais aussi de Drive, adapté magistralement au cinéma par le réalisateur danois Nicolas Winding Refn à Hollywood en 2011 [1].
Dans l’échange mis en exergue, nous redécouvrons donc comment la truffe est forte de ce qu’elle n’est pas, profite en contrebande de la solidité d’un arbre sans réciprocité aucune, afin de « s’ouvrir un chemin vers la lumière » par usurpation, en court-circuitant la longue patience des racines, à l’esbroufe. Une belle métaphore pour certaines figures d’humains que nous croisons. Pour une dénommée Emily dans le roman et pas mal d’autres dans la vraie vie !
Cette métaphore apparaît également suggestive en ces temps de foire électorale, qui peut être lue comme une véritable foire aux truffes. Á droite bien sûr, où, par exemple, la truffe Nicolas Sarkozy hésite quant à l’arbre qu’elle va pomper : de Gaulle, le petit commerce vindicatif de Pierre Poujade ou tout le bosquet des comiques troupiers (Henri Guaino, sa plume, connaît toutes leurs chansons par cœur !), en n’hésitant pas à louvoyer autour de la frontière poreuse délimitant l’exaltation patriotarde et la quête xénophobe de « l’ennemi de l’intérieur », en particulier les Sarrasins des nouvelles croisades post-coloniales. Comme le dit un personnage de Cypress Grove :
« II ne croit pas. Pas même au capitalisme, d’après ce que j’en sais. Tout cela est affaire de pragmatisme, je pense ».
Mais la gauche n’est pas en reste : notre famille politique fait même le plein truffier. La truffe light François Hollande a ainsi décidé de squatter l’arbre François Mitterrand. Il écrit dans une tribune parue dans Libération le 3 janvier dernier : « Comme il y a trente et un ans, avec François Mitterrand, si nous savons nous en montrer dignes c’est vers nous que les Français vont se tourner le printemps prochain. C’est vers moi qu’ils porteront leurs suffrages et leur confiance, c’est à moi qu’ils confieront la responsabilité de diriger le pays. J’y suis prêt. » [2]. Roulements de tambours ! L’ego de la truffe allégée Hollande est bien arrimé à l’arbre du vainqueur du 10 mai 1981, mais sans les « 110 propositions » de Mitterrand, encore à l’époque quelque peu subversives. Cependant, ce dernier, qui prétendait « changer la vie » et « rompre avec le capitalisme », nous a amené…le néolibéralisme économique à partir du « tournant de la rigueur » de 1983 ! Mitterrand était donc lui-même une truffe des arbres Jean Jaurès et Léon Blum…Hollande, la truffe d’une truffe ? Le socialisme est loin, le marketing tonitruant, l’arnaque légèrement amortie par un humour indéniable et inattendu !
La truffette Jean-Luc Mélenchon tente, quant à elle, de prospérer à l’ombre croisée du majestueux chêne Jean Jaurès et de l’arbrisseau Georges Marchais. Truffer plus haut que son c… ? « C’est un scandaaaale ! » La rhétorique y est, l’habileté politicienne aussi. Toutefois entre l’apôtre du socialisme démocratique et le dernier des staliniens français le grand écart pourrait s’avérer difficile. Et s’il sait jouer de la gouaille du second sur les rings télévisés, l’éthique de conviction et la profondeur philosophique du premier pourraient lui faire défaut. Et puis une confusion peut s’installer entre le patriotisme internationaliste du premier et le verbe franchouillard de la truffette. Du tragi-comique ajusté à Sallis :
« – D’un coup, dans ma vie tout me semble si petit.
Nos vies sont petites. »
Nathalie Artaud s’inscrit dans l’espace des truffettes presque invisibles du boqueteau trotskyste (dit « IVème Internationale », mais lui-même découpé en plusieurs carrés). On est loin du sens de l’action comme de l’intelligence visionnaire, quelque peu entachés par les penchants autoritaires du chef de l’Armée rouge bolchevique, du « Vieux » (Léon Trotsky lui-même, avec ses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses petitesses). Avec Artaud, on est seulement dans le registre dalidien des « paroles paroles » pour un groupuscule qui a abandonné l’ambition de peser radicalement sur la réalité, hors du mythologique horizon du « Grand Soir ». Et avec Robocop Artaud, on n’a même pas la sensibilité qui avait fini, avec le temps, par humaniser Arlette Laguiller et émouvoir Alain Souchon.
Toutefois il n’y a pas que des truffes et des truffettes à gauche. Il y a heureusement de l’inédit, comme les OVNI Eva Joly et Philippe Poutou. Eva Joly, incarnant la droiture de la lutte anti-corruption, a enfilé un manteau désajusté, celui de l’écologie politique. Malheureusement, son profil décalé ne semble pas en mesure de porter les enjeux fondamentaux de l’avenir de la planète dans l’espace politique. Mais ses résistances à l’univers de mesquinerie politicienne propre à Europe Ecologie Les Verts et son accent norvégien, qui provoque de la xénophobie spontanée jusque dans les rangs de la gauche, suscitent notre sympathie.
Philippe Poutou, ouvrier d’usine et non professionnel de la politique, représente l’étrangeté radicale dans la foire présidentielle, sous hégémonie des truffes politiciennes et des milieux sociaux privilégiés [3]. Il ne devrait pas être là selon les critères dominants : « un ouvrier, c’est là pour fermer sa gueule ! » comme il l’écrit lui-même dans un livre sorti ces jours-ci [4]. Poutou ne symbolise-t-il pas un des deux pôles qui structure la vérité de classe de la Présidentielle : une lutte des classes à la fois sous nos yeux et qui peine à trouver sa formulation politique ? Il constituerait ainsi le vis-à-vis de la condescendance bourgeoise d’une Carla Bruni-Sarkozy [5]. Après l’OVNI Olivier Besancenot, le Nouveau Parti Anticapitaliste, pourtant mal en point et au bord de l’implosion, propose une des rares originalités politiques de cette campagne électorale. Comme quoi les actes non contrôlés peuvent être producteurs de nouveauté non prévue, comme le remarque Sallis :
« Je ne suis pas sûr que ça ait été une décision consciente. Parmi les choses les plus importantes de nos vies, combien le sont ? »
Et d’ajouter en sage mélancolique, pour qui la tristesse des déceptions n’élimine pas la capacité à faire son miel de l’imprévisible :
« La vie, a dit quelqu’un, c’est ce qui vous arrive pendant que vous attendez que d’autres choses arrivent, qui, elles, n’arriveront jamais. »
Une fois que tout ce bruit truffier pour pas grand-chose, hors des quelques rares OVNI de notre espérance refroidie, se sera éteint, nous serons alors ramenés à la philosophie du roman noir :
« C’était cela, pensais-je – cela faisait partie de ce que j’appréciais ici, rester tranquillement assis, sans que personne s’effraie du silence. »
Par Philippe Corcuff/dessin de Charb
Notes :
[1] Voir Philippe Corcuff, « « Drive » philosophique : Ryan Gosling mieux qu’Arnaud Montebourg », Rue 89, 12 octobre 2011, [http://www.rue89.com/2011/10/12/drive-philosophique-ryan-gosling-mieux-quarnaud-montebourg-225489 ].
[2] François Hollande, « Ces cinq années auront été la présidence de la parole », Libération, 3 janvier 2012, [http://www.liberation.fr/politiques/01012381015-ces-cinq-annees-auront-ete-la-presidence-de-la-parole ]
[3] Voir Philippe Corcuff et Lilian Mathieu, « Du mépris de classe et de caste en politique », Le Monde.fr, 29 février 2012, [ http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/02/29/du-mepris-de-classe-et-de-caste-en-politique_1649497_3232.html ].
[4] Philippe Poutou, Un ouvrier, c’est là pour fermer sa gueule !, éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique » (48 pages, 5 euros), en librairie depuis le 7 mars 2012 ; voir les « bonnes feuilles » du livre sur Mediapart, « Du mépris social à la dignité populaire : un syndicaliste en politique », 9 mars 2012, [http://blogs.mediapart.fr/edition/petite-encyclopedie-critique/article/090312/du-mepris-social-la-dignite-populaire-un-sy ].
[5] Voir Philippe Corcuff, « Carla Bruni-Sarkozy, « pauvre petite fille riche » perdue en politique ? », Rue 89, 20 février 2012, [http://www.rue89.com/rue89-presidentielle/2012/02/20/carla-bruni-sarkozy-pauvre-petite-fille-riche-perdue-en-politique ].