« J’ai deux amants mais j’ai pas honte… » Je me rappelle plus le reste, mais les deux amants, c’est le même mec coupé en deux, des fois gentil, des fois mauvais avec elle, une double personnalité, quoi. Plus je vieillis, plus je pense que cette chanson parle de tout le monde, vous voyez ce que je veux dire ? Nous sommes tous deux personnes ? Y en a même qui sont plus. »

Richard Price, Ville noire ville blanche (Freedomland), 1998.

 

phil-noir-14 1Ainsi parle, dans Ville noire ville blanche, Lorenzo Council, 47 ans, surnommé « Big Daddy », à Brenda Martin, la paumée dont l’enfant à disparu. Lorenzo est noir, Brenda blanche. Lui habite Dempsey la noire ; elle, Gannon la blanche ; qui se jouxtent difficilement dans la banlieue new-yorkaise, et qui vont s’affronter de manière plus intense au cours de quelques jours de tension.

Richard Price, romancier et scénariste de films (notamment pour Martin Scorsese), né dans le Bronx, propose une ethnographie minutieuse de la « question raciale » à travers la rencontre ponctuelle et inopinée de personnages singuliers. Les interactions entre l’aléatoire de l’événement, les logiques policière, politique et médiatique ainsi que des discriminations sociales-raciales structurelles sont radiographiées avec maestria.

Lorenzo parle à Brenda du souvenir d’un air chanté par Mary Wells, « To Lovers ». Dans cette chanson, les deux amants (le « gentil » et le « mauvais ») sont en fait deux en un, dans « une double personnalité », marquant la dualité (« Nous sommes tous deux personnes »), voire la plus radicale pluralité des humains que nous tentons d’être (« Y en a même qui sont plus »). Le poète René Char, dans son recueil de textes de Résistance, Feuillets d’Hypnos (1943-1944), notait quelque chose d’approchant : « N’étant jamais définitivement modelé, l’homme est receleur de son contraire. Ses cycles dessinent des orbes différents selon qu’il est en butte à telle sollicitation ou non.  » Les sciences sociales contemporaines ont d’ailleurs fait de ce que Bernard Lahire a appelé « l’homme pluriel » un de leurs objets de prédilection (pour une synthèse, voir P. Corcuff, Les nouvelles sociologies – Entre le collectif et l’individuel, Armand Collin, Collection « 128 », septembre 2007, 2ème édition entièrement refondue).

phil-noir-14 2Le livre beaucoup commenté de l’écrivaine Yasmina Reza, L’aube le soir la nuit (2007), a révélé un des multiples personnages pluriels des sociétés modernes, un personnage un peu plus connu que les autres : Nicolas Sarkozy. Des aspects inconnus pour le gauchistement correct apparaissent alors : une sensibilité par moments enfantine, un bougisme impatient à la place du cynisme raisonné parfois dépeint, et même, exceptionnellement, une pointe d’ironie à l’égard de lui-même. Par exemple, en visant Jean-Pierre Raffarin :
« – Il est en train d’expliquer qu’il faut que je fasse le modeste, le calme, tout ce qui me ressemble.
Il dit en souriant.  »

Mais il y a aussi le vantard impénitent, tiraillé par la vanité, égocentré à l’extrême, confondant « coups » et action publique. Et puis, un peu plus inquiétant, s’exprimant devant son staff de campagne au 1er tour :
« – Je vous dis une chose. Si on n’avait pas l’Identité nationale, on serait derrière Ségolène. (…) Si je suis à 30%, c’est qu’on a les électeurs de Le Pen. Si les électeurs de Le Pen me niquent, on plonge.  »

phil-noir-14 2Au moment où Brice Hortefeux engueule les préfets qui ne font pas suffisamment de « chiffre » en matière d’expulsions de sans-papiers, avec des « dégâts collatéraux » sur des milliers de vies réelles, ces paroles résonnent encore plus amèrement. « Raciste » ? « Fasciste » ? Non, un démagogue ordinaire, rongé par l’ambition du pouvoir et prêt à flatter les peurs ethnico-sécuritaires travaillant la société, sans souci des conséquences humaines. Ni éthique de conviction (ses appétits de pouvoir étant peu encombrés par des valeurs et des principes), ni éthique de responsabilité (insensible aux effets situés hors de son champ de vision directe de ses paroles et de ses actes), selon les catégories du sociologue allemand Max Weber. René Char a, toujours dans les Feuillets d’Hypnos, une phrase lapidaire pour ce type d’humains qu’est aussi notre « Président pluriel » : « Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ces excréments.  »

Mais la pente déstabilisante de la diversité identitaire pourrait ressurgir avec le « mystère Cécilia », un des grains de sable dans la machinerie bien huilée du pouvoir. Un crime passionnel à l’horizon ? On reviendrait au polar, quand les sirènes du tragique humanisent les personnages les plus sourds aux cris des écrasés de l’existence…

 

Par Philippe CORCUFF / dessin de CHARB