Phil Noir 13

phil-noir-13 1« – Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi vous persistez à faire des choses même lorsque vous savez que ça ne marchera pas ? demanda-t-elle
Lloyd lui passa un doigt sous le menton et lui releva la tête en arrière pour qu’elle lui fît face. « C’est parce qu’à l’extérieur des grands rêves, tout change sans cesse, et même si vous persistez à faire les mêmes choses, vous cherchez de nouvelles réponses. »
- Je vous crois, dit Sarah. »
« …plus d’une décennie et demie et l’accomplissement de ses plus beaux rêves – Un boulot, une femme et trois filles merveilleuses. Le boulot, excitant et triste à la fois, dans son trop-plein de satisfactions ; un mariage solide au sens où lui et Janice étaient devenus des êtres solides ; ses filles, un bonheur total, une raison de vivre rien qu’en elles-mêmes. Il ne manquait que ces sentiments d’exaltation, et magnanime dans sa rêverie nostalgique, Lloyd mit leur absence sur le compte de la maturité – il avait quarante ans maintenant, et non vingt-trois ; s’il était une chose que lui avaient appris ses dix-sept années comme policier, c’était que vos espérances diminuaient au fur et à mesure que votre conscience se faisait plus aiguë du bordel intégral qu’était le gros de l’humanité et du fait qu’il vous fallait poursuivre cent discours apparemment contradictoires pour garder vos plus beaux rêves en vie. »

James Ellroy, Lune sanglante (Blood on the Moon), 1984.

Lune sanglante apparaît comme un des grands textes du grand auteur noir qu’est l’Américain James Ellroy. Jean-Patrick Manchette en a même fait « un des plus remarquables romans noirs de la décennie, par sa préoccupation intellectuelle élevée, son écriture savante, et, pour le dire balistiquement, son épouvantable puissance d’arrêt » (« James Ellroy », Libération, 7 juillet 1987, repris dans Chroniques, Rivages/Écrits noirs, 1996). Je dirai, pour ma part, qu’il s’agit d’une des œuvres d’Ellroy qui, toujours abruptement violente, se laisse le plus traverser par les fragilités humaines. Dans les extraits choisis, ces fragilités concernent les chocs de nos rêves et des contraintes du réel.

phil-noir-13 2Comme Sarah, nous sommes parfois amenés à « persister à faire des choses même lorsque nous savons que ça ne marchera pas ». Partir en quête de rencontres inédites avec une telle timidité maladive qu’on sait par avance que ça ne va pas le faire. Se laisser aller à une aventure sans lendemain, même pas pour le plaisir, peut-être pour ne pas être seul un moment, en se racontant des histoires mais en ayant l’intuition de leur vanité. Tenter de renouer avec une occasion manquée, une rencontre loupée, une expérience même pas née en dehors de notre imagination, et puis se planter à nouveau, se tromper encore une fois de bifurcation. Rechercher la perfection dans telle ou telle activité, en s’auto-paralysant, parce que seules les imperfections sont humaines. Pour un intellectuel, s’efforcer de réaliser un texte rigoureux et/ou un beau texte, qui laisserait une petite trace dans l’histoire de la pensée, et recommencer, encore recommencer, année après année, en ayant l’impression qu’on n’y arrivera jamais, qu’on est peut-être trop nul…

Vouloir changer radicalement le monde, malgré les échecs, avec des mouvements sociaux qui font gonfler un moment des espérances qui semblent presque s’évanouir peu après, avec des campagnes électorales dynamiques et des petits matins de résultats électoraux blêmes. Vouloir changer radicalement le monde, malgré tout, mais les rêves troublés par tous ces gens si divers croisés dans la rue et qui ont du mal à rentrer dans les quelques cases générales qu’on a appelées pompeusement « théorie » ou « analyse » pour se rassurer face au flux de la multitude. Vouloir changer radicalement le monde, en étant trop coincé dans les évidences de son petit monde qu’on confond avec le vaste monde, en se racontant des histoires qui nous font perdre de vue la réalité, cette fameuse réalité qu’on souhaiterait justement transformer…Imaginer vivre plusieurs existences (intellectuel rigoureux, artiste inventif, comédien émouvant ou drôle, militant efficace, guérillero héroïque, père complice, amoureux transit dans une belle relation platonique, compagnon des tendres habitudes partagées, amant à la sensualité foisonnante, etc.) et s’apercevoir, au fil des découvertes et des impasses, que c’est compliqué, que c’est pas gagné, que la vie censée englober les dites existences multiples est bien courte, avec des heurts, des culpabilités croisées mais aussi des bonheurs imprévus…

phil-noir-13 3Il faudrait pouvoir garder ses rêves d’enfance et d’adolescence, tout en étant lesté par les écorchures de la vie. Lloyd sent bien que la maturité fait perdre « l’exaltation ». Et même que le « bordel intégral qu’est le gros de l’humanité » risque de noyer les « beaux rêves », ou d’en faire un simple ornement imaginaire sans guère de conséquences sur son existence. Comment éviter les jeux trop stabilisés des rêves contre l’expérience, pour les années de jeunesse, et de l’expérience contre les rêves, avec le vieillissement ? Ne pourrait-on garder nos rêves comme des boussoles qui n’enferment pas par avance la singularité des événements à-venir, tout ce qui « change sans cesse à l’extérieur des grands rêves » selon Lloyd, mais des repères qui nous aident à nous orienter, sans être peu à peu asséchés par le conservatisme, voire le cynisme ? Des repères, pas des réponses dogmatiques et définitives (du type « Moi, tu sais la vie, petit… » ou « Tu sais, Le Système, c’est toujours la même chose… » ou encore « L’argent, le pouvoir et le sexe : tu ne changeras jamais la nature humaine… »), qui permettent alors de rouvrir de nouvelles questions face à des circonstances renouvelées, en quête de « nouvelles réponses », toujours provisoires, toujours instables…

 

Par Philippe CORCUFF / dessin de CHARB