« Quand je les entraîne, je dis aux bleus que la plus grosse erreur qu’ils puissent commettre, c’est de penser qu’ils savent tout. » Laurie Lynn Drummond, « Goût, toucher, vue, son, odeur », dans Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous (Anything You Say Can and Will Be Used Against You, 2004).
« …je regrettais que mon mari ne soit pas plus sensible au doute, ne laisse pas davantage de place aux zones grises où, j’étais en train de l’apprendre, le plus gros de la vie se jouait. » Laurie Lynn Drummond, « Le cas d’une cicatrice », dans Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous, ibid
Laurie Lynn Drummond a fait partie de la police de Baton Rouge, en Louisiane. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous est son premier ouvrage. Il s’agit d’un recueil de nouvelles mettant en scène cinq femmes de la police de Baton Rouge dont les itinéraires se croisent : Katherine, Liz, Mona, Cathy et Sarah. Ces textes, sans les pétarades et les enjolivements encore trop souvent présents dans les polars, apparaissent au plus près de l’expérience policière quotidienne. C’est alors en prenant appui sur une connaissance de l’intérieur que son style rejoint la sécheresse décapante des meilleurs romans noirs.
La question de la certitude et du doute constitue un des thèmes philosophiques qui parcourt cette mosaïque d’histoires. Ainsi, c’est à l’École de formation de la police de Baton Rouge que Katherine Joubert combat l’orgueil des « bleus », supposant de manière péremptoire « qu’ils savent tout ». Cathy Stevens est amenée, quant à elle, à prendre de la distance vis-à-vis des certitudes de son mari, lui aussi flic, en reconnaissant l’importance des « zones grises » dans les cours concrets de l’action. Á l’encontre des certitudes qui désarment, le métier policier doit incorporer un sens pratique de l’aléatoire et de l’inattendu. La survie comme la protection des partenaires et des éventuelles victimes en dépend. Il y a là le besoin d’une connaissance de la présence d’espaces de méconnaissance, appelant prudence et célérité du jugement en situation. Le travail policier, c’est aussi l’expérience des erreurs possibles, les doutes qui taraudent dans un remue-ménage intérieur. Le bétonnage habituel autour de certitudes certes rassure, mais en écrasant ce qui échappe aux cases trop bien découpées. En ignorant, par exemple, des « cicatrices » physiques et mentales comme celles de Marjorie LaSalle, dont le viol n’a pas initialement été pris au sérieux par les enquêteurs.
Au cœur d’un métissage de valeurs historiquement attachées dans nos sociétés au pôle « masculin » (la valorisation de la force et la rhétorique de la certitude) et d’autres liées au pôle « féminin » (le sens de la fragilité et l’ouverture à l’incertitude), la femme policière est peut-être plus à même de sentir le poids des « zones grises » dans les cheminements chaotiques des vies contemporaines, à l’épreuve du choc des violences et des faiblesses, des savoirs stabilisés et des interrogations non refermées. Ce métissage des valeurs vient lester le rapport au monde d’un peu d’humilité contre les tendances à l’arrogance et au manichéisme.
Une politique émancipatrice à venir aurait bien besoin aujourd’hui de se nourrir d’un tel métissage des valeurs : la force pour donner du tranchant à la radicalité d’un autre monde possible, la fragilité pour aiguiser cette radicalité aux complications de nos défaillances humaines. Non pas pour éviter d’agir avec ténacité contre les ordres dominants, mais afin de prendre en compte les « zones grises » de nos existences dans un mouvement qui est aussi une confrontation avec nous-mêmes, et pas seulement avec « les méchants dominants ». Pour ne pas perdre de vue les « cicatrices » de nos sœurs et frères humains – qui révèlent parfois des traits monstrueux ou plus souvent d’une lâcheté banale – qui ressemblent à nos propres « cicatrices ». Ici le roman noir apparaît davantage formateur que les langues de bois militantes les plus simplistes ou que les pauvres lieux communs journalistiques. Pourtant les manichéismes continuent à hanter lourdement les imaginaires politiques et les controverses publiques. Le double cas, partiellement associé dans les consciences actuelles, du conflit israélo-palestinien et de la montée de l’islamophobie en Occident apparaît particulièrement propice à des visions en noir et blanc, domestiquant les hésitations.
Aujourd’hui, sur le terrain miné du Proche-Orient, la priorité politique est nettement à la solidarité avec ceux qui sont sans nation, tués sous les bombes israéliennes, écrasés par la misère : les Palestiniens. Face à la dissymétrie des forces et des droits reconnus, l’indispensable recherche de la paix ne doit pas nous faire oublier la boussole universalisable de la justice qui pointe l’inacceptable oppression coloniale et ses crimes. Cependant, à partir de cette prise de parti fondamentale, les slogans routinisés et les haines par procuration devraient reculer en ouvrant un espace aux perplexités. Car la diabolisation de l’État d’Israël et une figure conspirationniste amalgamant « juifs-Israéliens-sionistes-Olmert-Bush » (toutes réalités distinctes) nourrissent, dans le même temps, une judéophobie nauséabonde. Par ailleurs, des propos comme « En Palestine, les juifs font subir l’équivalent de la Shoah aux Palestiniens » révèlent aussi des relents judéophobes, tout en tendant à relativiser, dans une tonalité négationniste larvée, le crime extrême contre l’humanité que constitua le judéocide.
Introduire des complexités dans les impératives actions de soutien au peuple palestinien ne doit pas pour autant nous laisser bercer par les mélodies douceâtres des soutiens inconditionnels de l’État d’Israël, au garde-à-vous quelles que soient les exactions de son gouvernement. Vraisemblablement, le manichéisme à l’égard d’Israël pourrait commencer à se dissiper si on envisageait l’ambivalence de cet État-nation : à la fois outil d’émancipation nationale (après des siècles de pogroms et juste après le traumatisme de l’Holocauste) et entreprise coloniale (méconnaissant l’existence des Palestiniens). Dans cette hypothèse, cette construction nationale exacerberait une tension entre émancipation politique et fermeture/domination nationaliste potentiellement présente dans la plupart des formes nationales, y compris les plus fières de leur histoire républicaine comme la France (voir le livre éclairant de Sophie Wahnich, L’impossible citoyen – L’étranger dans le discours de la Révolution française, Albin Michel, 1997).
Le manichéisme des indéfectibles supporters des politiques israéliennes s’autorise fréquemment de nos jours de la menace du « fascislamisme », pseudo-concept lancé sur le marché intellectuel par notre béchamel philosophique nationale dans son dernier opuscule, Ce grand cadavre à la renverse (2007). Cette notion fourre-tout n’a-t-elle pas pour effet aberrant de faire peser rétrospectivement la responsabilité du nazisme sur…les musulmans ? Comme si on faisait d’abord porter « le devoir de mémoire » aux autres : nos ennemis fantasmés d’aujourd’hui ! Et cela dans un choc frontal entre notre supposée « belle » Civilisation occidentale (celle qui a engendré ces pics d’humanisme que furent l’esclavage, le colonialisme, le stalinisme et la Shoah !) et la supposée « ignoble » Barbarie musulmane. La vague islamophobe qui a marqué l’Occident après le 11 septembre 2001, renforcée en France par « l’affaire du foulard », est passée par-là. Dégonflons plutôt les amalgames : que toute expression musulmane ne soit pas suspectée a priori de « terrorisme ». Même « l’islam politique » ne doit pas être pris comme un bloc homogène : il y a de fortes différences entre le conservatisme de l’UOIF en France ou des islamistes modérés au pouvoir en Turquie (proches par certains côtés de la démocratie chrétienne), relevant d’une confrontation argumentée et ferme dans des espaces publics démocratiques, et la logique meurtrière et totalitaire de la galaxie al-Quaïda, à dénoncer radicalement au même titre que les dictatures militaires de Françafrique et d’ailleurs. Localisons mieux nos adversaires irréductibles ! En sachant clairement que certains des ennemis (tels que la galaxie al-Quaïda) de nos ennemis (comme le néoconservatisme impérialiste américain) sont aussi, irrémédiablement, nos ennemis.
Pour casser les manichéismes concurrents, le goût des stéréotypes réciproques et les malentendus, sans perdre la boussole de la justice, il nous faudrait peut-être des passeurs entre univers culturels différents. Les intellectuels progressistes occidentaux issus de cultures minoritaires, trop souvent engagées dans des compétitions inter-communautaires, pourraient jouer ce rôle, s’ils ne perdent pas de vue un fil de la tradition des Lumières : penser par soi-même contre les préjugés, cela passe aussi par penser contre soi-même, à distance raisonnée de ses propres évidences. Dans cette perspective, des intellectuels de cultures juives pourraient tout particulièrement mettre en garde contre les obscurantismes islamophobes et contre la composante coloniale de l’État d’Israël, alors que des intellectuels de cultures musulmanes pourraient exercer une vigilance particulière face aux délires judéophobes et négationnistes comme face aux violences islamistes. Malheureusement, les intellectuels apparaissent bien souvent en deçà de leurs plus belles traditions émancipatrices. Il leur arrive même de préférer le confort des caricatures. Comme le notait, durement mais justement, le philosophe Maurice Merleau-Ponty, « Le « manque de distance » à soi, aux choses, et aux autres, est la maladie professionnelle des milieux académiques et des intellectuels. L’action n’est chez eux qu’une fuite de soi, un mode décadent de l’amour de soi. » (Les aventures de la dialectique, 1955).
Un artisan du travail intellectuel comme moi, si souvent dépité par les mœurs de son milieu professionnel, aimerait côtoyer plus souvent les magnifiques failles assumées de Cathy Stevens, l’une des héroïnes ordinaires de Laurie Lynn Drummond : « Je me suis interrogé sur mes propres cicatrices, quel nouveau serpent blanc naissait en se tordant au plus profond de moi à cause de mon incapacité à dire… ». Tout ce que je viens de dire pourra être retenu contre moi par les manichéens en manque de « traîtres » de tous poils, aux esprits faibles mais aux voix fortes si facilement relayées par les médias ou les anti-médias.
Par Philippe CORCUFF/dessin de CHARB