Ni Dieu Ni Maitre

Et maintenant que va-t-on faire ? Et maintenant que peut-on faire ? J’avais pour ma part prévu d’écrire un nouvel épisode de ma rubrique Bring The NoiZe mais ça attendra. Ça attendra parce que je ressasse depuis quelques jours des réflexions parfois contradictoires au sujet de la tuerie à Charlie Hebdo et que j’aurais bien voulu mettre un peu d’ordre dans ma tête, à défaut de m’apaiser. Et puis il y a eu l’article, bouillant, qu’Emma a posté sur le Zèbre. Il m’a donné un peu de courage. Et du courage, il va en falloir pour surmonter tous les pièges des évènements du 7 janvier 2015 et des jours suivants.

Ce n’est pas un secret que Le Zèbre et Charlie Hebdo ont une histoire commune forte. D’abord au niveau des idées, des engagements puis une histoire d’amitié de quelques membres de la rédaction et de la coopérative avec certaines victimes de la tuerie. L’affliction est ici réelle. Je fais moi partie des gens qui n’achetaient plus et ne lisaient plus Charlie Hebdo, sauf à de rares occasions, lorsque j’en trouvais un numéro sur la table d’une connaissance. Je trouvais que le journal allait trop loin, que son anticléricalisme et son athéisme hérités des vieilles luttes salvatrices contre le catholicisme collaient bien trop mal à une critique constructive de l’Islam.

Je ne suis moi-même pas strictement athée : je suis agnostique c’est-à-dire que je pense que l’on ne peut rien savoir de l’existence ou non d’un Dieu (quel qu’il soit) et j’ai choisi, logique matérialiste aidant, de ne pas y croire. Cela implique plusieurs choses. Premièrement je n’accepte pas que quelqu’un, au nom d’une religion – autrement dit la formalisation idéologique et politique d’une croyance en Dieu – me dise quoi faire et m’impose ses préceptes. Par contre je n’empêche personne de croire en Dieu, d’adhérer à une religion et de lui obéir, même lorsque je trouve ça idiot, et je trouve ça idiot tout le temps. Mais je respecte tant que je suis moi-même respecté, équilibre souvent difficile, parfois impossible.

Je n’ai donc rien contre le côté personnel d’une croyance ou même d’une religion. C’est, malgré elle, ma grand-mère maternelle qui m’a appris cela, il y a si longtemps. Elle me gardait de temps à autre pour les vacances et j’avais remarqué qu’elle s’éclipsait toujours après m’avoir donné mon goûter, aux alentours de quatre heures et demie. Il n’y a rien de plus curieux qu’un enfant et j’ai fini par découvrir ma grand-mère enfermée dans sa chambre, prosternée à quatre pattes sur un tapis de prière déroulé pour l’occasion, en train de psalmodier comme à la Mosquée. Elle a eu vite fait bien fait de me foutre à la porte de sa chambre à coucher et de son intimité ; elle m’a plus tard expliqué qu’elle agissait ainsi tous les jours à la même heure et que son tapis était toujours orienté vers l’Est, dans la direction où était né et mort son seigneur Jésus-Christ, en Terre Sainte. D’origine levantine, ma grand-mère n’avait que faire de la religion institutionnalisée et bien qu’elle fût percluse de tabous et autres préjugés, j’ai fini par respecter sa foi individuelle qui ne l’avait pas empêchée de se marier avec un stalinien de la pire espèce, doublé d’un mécréant irascible. Mais il m’a fallu du temps pour comprendre cela, tout comme il m’a fallu du temps pour comprendre que le monde ne se divise pas en deux catégories, ceux qui ont raison et ceux qui ont tort, le blanc et le noir, le vrai et le faux, etc.

Par contre l’être humain semble ainsi fait qu’une fois en groupe organisé il s’adonne au sectarisme et en devient détestable. Par « sectarisme » j’entends refus de la différence et rejet de l’autre. Cela résume une bonne partie de la problématique des religions – prosélytes ou non – qui accréditent via des prophètes illuminés des drôles d’histoires miraculeuses et surnaturelles comme vérité absolue et qui surtout en tirent des leçons à suivre strictement dans la vie réelle, jusqu’à en ériger des systèmes politiques assujettissants, exclusifs et dominateurs. Mais ne nous leurrons pas : la laïcité étatique « à la française » et les « valeurs républicaines » brandies ces derniers jours par les femmes et hommes politiques, journalistes et commentateurs face à l’horreur du 7 janvier trainent elles aussi leur lot d’hypocrisie et de manipulation.

Tous ces appels à l’« union nationale » sont à vomir, tout comme la devise « Liberté Égalité Fraternité » aux frontons des bâtiments officiels est devenue un vœu pieux et la trahison d’un idéal fut un temps révolutionnaire. Ce que démontre au contraire la tuerie de Charlie Hebdo, c’est que le système politique et le mode de fonctionnement français ont failli : en les mettant une fois de plus en avant, en les brandissant comme des armes, on ne fait que promouvoir et défendre une caricature de société, dominée par des idéologies contraignantes et arbitraires – l’ultralibéralisme-roi en première ligne – et qui a précisément engendré la violence et la mort d’autrui. Charb et ses amis ont été assassinés par des parias d’une société vide de sens et des exclus d’un système économique cannibale, des crétinisés sans repères et aveuglés par l’oppression consumériste et les fariboles médiatiques et qui, une fois lessivés, ont été récupérés par un extrémisme religieux des plus rances qui en a fait, sans trop de difficultés, des fanatiques sans cervelle.

J’entends également dire que le 7 janvier marque une atteinte à la liberté d’expression (j’ai même entendu parler de « liberté de la presse »). Pure connerie. Dans ce pays, il n’y a que deux choses qui limitent la liberté d’expression de la presse : l’État et la finance. L’État qui impose sa censure comme le ministre de l’intérieur Raymond Marcellin avait en novembre 1970 fait interdire Hara Kiri pour sa fameuse une « Bal Tragique À Colombey : Un Mort » – interdiction qui a d’ailleurs marqué la naissance, derechef, de Charlie Hebdo ; les grands groupes d’affaires et financiers qui se partagent les principaux titres de la presse écrite et media de l’audio-visuel, donnant à l’expression « pluralité de la presse » le sens d’un énième mensonge hypocrite. Ce même État et ces mêmes groupes qui aujourd’hui, par l’intermédiaire d’élus, de personnalités (?) et de hauts responsables pleurent sur le sort d’un Charlie Hebdo placé sous l’assistance respiratoire et suprême de la symbolique républicaine, préviennent que la liberté de la presse est en danger, alors que moins d’une semaine auparavant ils fustigeaient ce même journal pour sa liberté de ton et son indépendance, en bons censeurs qu’ils sont.

Qu’un sang impure abreuve nos sillons : on a pu entendre des gugusses tricolores entonner la Marseillaise lors des manifestations en hommage à Charlie Hebdo, on a fait sonner le glas à Notre Dame de Paris, on a donné des messes, réclamé le rétablissement de la peine de mort, certains ont regretté le temps des ratonades et de la rue de Charonne, les commerçants de mon quartier ont mis des affichettes sur leurs vitrines et même JC Decaux a fait afficher des « Je Suis Charlie » sur ses panneaux publicitaires lumineux… tout ça pour un journal qui passait son temps à brocarder l’esprit cocardier et nationaliste, à se foutre de la gueule des religions et à combattre la pensée unique, un journal d’anarchistes (même de salon) et d’anticléricaux. Tout ça ressemble à une très mauvaise farce et surtout à une récupération immonde et malhonnête. Et c’est surtout Charlie Hebdo qui n’en finit pas d’être assassiné.

Hazam.