Mammouth, Monstroplantes et toute la misère du monde.
Le 8 janvier 2015, à midi, la France s’est tue pour honorer la mémoire de 17 victimes.
Fracassantes dans ce silence absolu, les provocations de jeunes Français entre 8 et 20 ans ont semble-t-il crevé les tympans et les yeux de la République « Une et Indivisible ». Et depuis, ce sont des cris d’orfraie :
« Hou ! Ha ! Ghettos ! Fracture territoriale (oui pas sociale, cette expression date de 1995, il faut bien toujours faire du neuf avec du vieux) ! Égalité des chances ! Bouuuuuh ! »
« Hou Ha ! Comment ? La République et ses valeurs sacrées sont bafouées dans son plus symbolique sanctuaire, lécolegratuitelaïqueobligatoirejusquàseizeans ! »
« Cristo si è fermato a Eboli ». En classe de seconde, j’avais lu, en cours d’italien, un extrait de ce livre de Carlo Levi et j’adorais le titre. Le Christ s’est arrêté à Eboli. Marianne, sorte de Christ à nichons et bonnet phrygien, s’est elle aussi arrêtée en cours de route. Et tout le monde le sait.
Alors les hululements actuels sur l’école, les inégalités que l’on feint de remarquer une fois que, comme aurait dit Pierre Albaladejo « la cabane est tombée sur le chien », ça fait hésiter entre la rage, les larmes, la colère, l’envie de rédiger une belle lettre de démission ou la franche rigolade.
Au lendemain des multiples incidents ayant émaillé la minute de silence symbole de notre unité nationale, M. Valls a lancé un pavé dans la mare aux canards qui avaient la tête sous l’eau depuis trop longtemps : « Apartheid territorial ». Et la classe politique de hululer de nouveau… Moi, je n’ai même pas compris pourquoi ce mot a choqué. L’apartheid c’est la « séparation », le « développement séparé ». Puisqu’on ne peut pas vivre ensemble, vivons séparés, chacun de son côté. Avec tout ce que cela peut comporter de cynisme de la part des favorisés par un tel régime… A quel point ce terme s’applique à l’attitude de la République vis-à-vis de ses banlieues, ZUS, quartiers sensibles ou défavorisés, ghettos, tiéquars (choisissez le mot qui vous choque le moins) !
En fait, ce dont on a fait mine de s’apercevoir, c’est que cet apartheid donnait des Kouachi ou des Coulibaly. Ou, il y a vingt ans, Khaled Kelkal. Et alors :
« Il faut remettre la laïcité au centre des enseignements, créons une Charte !
− J’en ai affiché une dans ma classe, celle de Peillon, l’année dernière. Mes élèves ont d’ailleurs bien ri, car leur prof d’atelier porte une barbe de 20 cm et le pantalon au-dessus des chevilles, répond Petite Prof.
− Formons les jeunes professeurs à nos valeurs, aux valeurs de la Républiiiiiique !
− Quels jeunes professeurs ? Ceux qui ne sont déjà plus convaincus par un métier avant même de l’avoir commencé tellement les conditions en sont difficiles, ou bien ceux qui déjà, ne croient plus en ces valeurs là, contestant par exemple la théorie de l’Évolution ? » a envie de répondre Petite Prof. (Mais elle ne le fait pas, elle a peur du blââââââme).
Bref pour lutter contre ce « développement séparé », on nous propose de mettre de beaux emplâtres sur une jambe déjà à moitié gangrénée.
« Sinon, on peut réformer l’Éducation prioritaire aussi…
− Ah oui ! Plus de sous, moins d’élèves par classe, des ordinateurs ? S’écrie Petite Prof, alléchée
− Euh non… On fera sortir beaucoup de collèges du dispositif, du coup, tous les lycées sortiront aussi, et ce, dès la rentrée 2015 ».
Si vous avez besoin d’exemples pour illustrer un jour « Le grand écart entre les paroles et les actes », je vous fais cadeau de celui-là !
Car la laïcité, les valeurs de la république, c’est l’arbre démocratique qui cache la forêt de la misère.
J’enseigne dans un lycée professionnel de la banlieue lyonnaise. Comme le chante Barbara, « C’est pas Valmy, c’est pas Verdun »… Mais, formée en tant que pédagogue (enfin formée… je vous raconterai un jour mon année d’IUFM), je me retrouve éducatrice et, comme dans un blockbuster américain, Pacificatrice.
Éducatrice car j’apprends à ces jeunes hommes et filles que « Ouaich, enculé j’nique la chatte à ta grand-mère », ne peut JAMAIS, EN AUCUN cas, se substituer à « Bonjour, ça va ? » (si je faisais le boulot pour lequel j’ai un concours, à savoir prof de lettres, je dirais : « On ne dit pas la chatte à ta grand-mère, mais la chatte de ta grand-mère ». Nous n’en sommes pas là.). Je leur apprends à ne pas péter, roter, à se moucher, éternuer, tousser discrètement, et non pas comme pouvait le faire mon grand-père chauffeur poids-lourd, accro à la gitane maïs et à la Villageoise.
Pacificatrice car j’essaie de réconcilier mes monstroplantes avec une société française (cette fameuse République qu’ils voient passer avec le tram), qui les rejette comme une vilaine maladie auto-immune. Jamais de misérabilisme. « Oui, le racisme c’est caca, mais quoi qu’il en soit, tu devras te battre deux fois plus, trois fois plus que les « autres », ceux du lycée du centre-ville. A diplôme égal. Mais moi, j’ai confiance en toi. Tu y arriveras ».
Une fois que l’année de seconde est passée, que l’on a calmé les calmables et mis dehors les non-calmables (je veux dire les VRAIMENT non-calmables, ceux qui donnent des coups de marteau aux copains, ceux dont on soupçonne une schizophrénie peut-être à l’origine du cassage de gueule en règle infligée à une camarade, ceux qui veulent « crucifier » vos gosses ou vous-même), on peut commencer à faire cours. Et là, ça ne s’arrange pas forcément. Car on découvre une nouvelle forme de violence. La soi-disant « culture commune », indispensable au « vivre-ensemble » s’est arrêtée à Eboli. Ou à Venissieux, ou à Vaulx-en-Velin, Saint-Priest, ou en Seine-saint-Denis… Ainsi, Emile Zola devient-il une femme, transexuel posthume dont le Germinal ne dit pas grand chose à nos élèves, Mitterrand était roi de France et de Gaulle a collaboré avec les Allemands, Picasso est ce fameux personnage de contes dont le nez s’allonge quand il ment, le stérilet se pose dans l’anus, « on dirait » pas mais « endiré », on ne se dit pas « Au revoir » mais « en revoir »… Je me permets de vous rappeler que j’enseigne à des lycéens, ayant tous passé entre 9 et 12 ans dans notre écoledelaRépubliiiiique . Plus de la moitié de leur vie…
Mon lycée est en-dessous de toutes les moyennes académiques : réussite au Brevet pour les élèves entrants en seconde, réussite au Bac pour les élèves sortants, maîtrise du « socle commun ». Mais les statistiques autres que scolaires parlent aussi : sur 350 élèves, 2/3 appartiennent à des familles défavorisées ou très défavorisées. Les statistiques « ethniques » sont interdites en France, mais mon lycée n’est pas peuplé de Kevin et de Kimberley. Mes élèves ne sont pas blonds, ils ne sont pas blancs, ils sont ce sein de Marianne que nous ne saurions voir.
Mes monstroplantes sont pauvres. Leurs parents le sont, travailleurs pauvres, chômeurs, invalides, retraités. Certaines familles sont tellement en détresse qu’elles ne bénéficient même pas des bourses, faute de pouvoir fournir le moindre document qui leur ouvrirait droit à cette aide (impôts, fiche de paie…). Les papiers sont là, quelque part, où ne sont plus là, qu’importe…
Mes monstroplantes sont étrangers, parfois avec une OQTF au-dessus de leur tête, on les traite comme du bétail, on pratique sur eux des tests osseux pour prouver leur majorité et mieux les expulser (en demandant au passage le remboursement des sommes qui leur ont été allouées en tant que mineur isolé).
Mes monstroplantes sont parfois d’une hygiène douteuse, ne sentent pas toujours très bon. Rebellion adolescente ou coupure d’eau à la maison ?
Mes monstroplantes viennent en T-shirt au lycée au mois de décembre.
Mes monstroplantes se prostituent pour une clope ou pour l’illusion d’être aimés.
Dans mon lycée, c’est la misère. Et la misère c’est la haine et la violence. C’est violent de voir que des gamins français ne parlent pas la langue du pays où ils vivent (et pas de bonne conscience : très souvent, ils sont analphabètes bilingues, leur langue d’origine n’est pas mieux maîtrisée). C’est violent de voir tous les jours, huit heures par jour, toute une génération foutue en l’air par des gouvernements successifs qui découvrent l’eau tiède à chaque remaniement. C’est violent d’entendre tous les jours, huit heures par jour, ces gamins qui pourraient être les nôtres, il s’en est fallu d’un cheveux peut-être, déverser leur haine des autres, de tous les autres, de tous ceux par qui ils se sentent rejetés, ou simplement de ceux qui les effraient : les Juifs, les femmes, les homos, les Américains. Bizarrement, jamais de haine politique, pour ce gouvernement ou pour un autre. Sarkozy les amuse, Marine le Pen les met en joie. C’est violent de voir ces Moussa, Mohamed, Nikita, Sarah, Sanaa, être persuadés qu’ils sont plus cons que les autres et vous dire « On est dans le lycée des nuls. Des nuls et des Arabes ».
Bien sûr on a tous vu « Le Cercle des poètes disparus ». Poètes, pouet pouet… C’est du cinéma. Dans la vraie vie, ça arrive. Une élève, un élève… Mais la majorité ? Que vont-ils devenir ?
Et moi, je ne peux plus, je ne suis pas Robin Williams (il est mort d’ailleurs), mes élèves ne se lèvent pas sur les tables en pleurant à la fin de l’année scolaire. Mes élèves m’aiment bien, je le leur rends bien, malgré la violence et la haine… Mais ce qui m’épuise, c’est la puante hypocrisie de ce gouvernement, celle de tous les autres, c’est l’immonde cynisme, ou manque de calcul (mais à ce point, j’ai du mal à y croire), de toutes les politiques éducatives de ce pays.
J’ai peur, un jour, en me regardant dans une glace, de me trouver une tête de complice.