Ne louons pas les grands hommes

Moi aussi anticlérical fanatique, gros mangeur d’ecclésiastiques, c’est avec un certain plaisir que j’ai accueilli l’effacement de l’Abbé Pierre de la Fresque des Lyonnais et sa perte du nom d’une place du 9earrondissement de Lyon. Déchu pour avoir trop aimé la chair (fraîche, de préférence), le vieux barbu ensoutané doit désormais disparaître de l’espace public après avoir fait l’objet d’une quasi-dévotion pendant des lustres.

On peut cependant manifester quelque perplexité devant la rapidité de cette disgrâce et la vigueur du retour de balancier : de saint homme, l’Abbé Pierre est passé en quelques semaines au statut de monstre priapique et cette répudiation paraît bien rapide pour ne pas être quelque peu hypocrite.

Il ne s’agit en aucun cas de nier ou relativiser la gravité des faits dont la révélation a provoqué la brutale déchéance de celui qui fut, des années durant, la personnalité préférée des Français et Françaises. Les agressions qu’on lui impute sont amplement documentées, comme ne font aucun doute les séquelles traumatiques avec lesquelles doivent aujourd’hui vivre celles qui en ont été les victimes. Ne font aucun doute non plus les lâchetés multiples qui lui ont permis de continuer ses exactions en toute impunité, en premier lieu au sein d’une Église toujours aussi donneuse de leçons sur l’usage de son corps par autrui (avortement, homosexualité, prostitution, etc.) mais toujours aussi lente à balayer devant sa porte, à Betharram comme ailleurs.

On peut aussi être perplexe devant la logique du complet effacement, comme si l’Abbé Pierre avait seulement été un agresseur sexuel et non, aussi, un résistant qui, en dépit de tout aussi inexcusables déclarations antisémites, sauva des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et fonda un mouvement de solidarité avec les plus pauvres qui, là encore, sauva de multiples vies. La tentation immédiate est celle de la balance — celle qu’est supposée utiliser le Patron du sulfureux curé pour peser les âmes au soir du Jugement dernier — et de mettre en regard les bonnes actions avec les maux commis pendant l’existence, comme s’il était possible de les placer sur le même plan. Fausse solution, et impasse garantie, puisqu’elles sont incommensurables. Il faut donc se résoudre à l’idée que l’Abbé Pierre, comme des millions d’autres individus, fut à la fois un salaud et un héros, capable de commettre des actes immondes et de faire preuve d’un courageux engagement humaniste. Évoquer sa figure implique d’intégrer les deux, indissociablement, et impose de se confronter à la complexité du personnage plutôt que de l’escamoter en le planquant sous le tapis.

Remarquons par ailleurs que si l’Abbé Pierre pose aujourd’hui ces questions de manière aiguë, il n’est pas le seul « nom de rue » à poser problème. Prenons quelques exemples, et pas parmi les moindres. Phare contre l’obscurantisme, Voltaire n’en a pas moins tenu des propos antisémites et semble avoir eu quelque complaisance pour l’esclavage. Le grand démocrate Jean-Jacques Rousseau confessa pour sa part avoir participé à ce qu’on appelle aujourd’hui une tournante. Si l’on y regardait de près, et si la documentation historique permettait de tout savoir sur leur passé, bon nombre de grands hommes (1) chuteraient lourdement de leur piédestal.

Mais si le problème venait, justement, du piédestal, autrement dit de cette étrange propension à associer des valeurs supérieures à des personnalités — souvent imprudemment — posées comme exemplaires ? A sacrifier au culte des personnalités héroïques, on s’expose à effacer les valeurs qu’ils (parfois elles) ont pu incarner mais qui, elles, comptent bien plus que leur personne singulière. Admirons le combat des Lumières contre la superstition, pas Voltaire. Célébrons l’idée de contrat social, pas Rousseau. Et défendons la mise à l’abri impérative des sans-logis, pas l’Abbé Pierre. Si ce sont des actes valeureux qui font le héros ou l’héroïne, commémorons ces actes, pas ceux ou celles qui les ont accomplis : ça évitera les déceptions.

Engageons donc un vaste programme d’allègement de l’espace public lyonnais de tout ce malencontreux culte des personnalités, aussi topographiquement hasardeux qu’aveuglément adulatoire. Cessons de louer les grands hommes (2) et célébrons plutôt les valeurs qu’ils ont pu défendre dans leurs meilleurs moments, ou quelque image poétique attachée au lieu. Pourquoi pas un quai du pavé-qui-vole, en hommage à Mai 68, plutôt qu’un banal quai Claude Bernard ? Imaginons une rue de la Coopérative plutôt qu’une rue Jean-Baptiste Say (3), une rue de la décolonisation plutôt qu’une rue Major-Martin (4) et une avenue du cinéma plutôt que des frères Lumières (5). Profitons de l’occasion pour laïciser la voirie : une place du Dragon plutôt qu’une place Saint-Georges et une rue Cinzano plutôt que Saint-Irénée. L’espace urbain serait plus déluré, à l’instar de nos esprits prémunis de toute tentation dévote.

Pedro V.

  1. Eh oui, il s’agit surtout de mecs.
  2. Voir note 1.
  3. Économiste libéral qui ne mérite pas sa plaque émaillée, même ornée d’un « yeah ».
  4. Qui fit fortune dans le commerce colonial.
  5. Lesquels ont certes inventé le cinéma mais furent aussi de sacrés fachos.

Starter pack : Romuald et PJ.