Istanbul 4
Ce matin le café est arrivé plus vite. Cette impression de bizarre dans mon contact avec le serveur reste entière. Je ne me l’explique pas. Ce samedi matin, il y a encore plus de monde que d’habitude sur la terrasse. Le public est plus que jamais queer.
Cela fait 11 ans maintenant que nous baladons Bidule. Le plus souvent nous performons en France, puis en Espagne et en Andorre, en Suisse, Monaco, Italie, Allemagne, Canada, USA, Portugal et aujourd’hui en Turquie. Il est plus que probable que Romuald et moi voyagerions quand même si nous ne travaillions pas sur cette œuvre. Les voyages seraient très différents.
Je crois que je serais plus bête sans lui. 
Bidule me contraint à sortir des sentiers battus, je ne suis pas un aventurier par nature. En bousculant la normalité du paysage avec le personnage, nous créons des contacts qui n’auraient très probablement jamais eu lieu. Ce sont ces interactions qui dès le premier happening nous ont poussé à nous investir pleinement dans cette œuvre au long cours.
Hier, nous sommes allés dans un quartier excentré et un peu incommuniqué de la ville. Un quartier manifestement populaire où l’attractivité touristique réside dans la présence de maisons colorées. Nous n’étions pas les seuls étrangers mais nous ne nous marchions pas dessus pour autant.
Nous avons rejoint la place Taksim pour prendre le métro dont nous maîtrisons parfaitement l’usage maintenant, et nous avons parcouru deux stations. La distance entre les stations est importante ici. Entrer dans le métro à Istanbul est un voyage au centre de la terre, j’imagine que les travaux ont été pharaoniques et que pour des raisons techniques liées à la présence de l’eau du Bosphore, ils n’ont pas pu multiplier les stations. On dirait qu’ils ont acheté des rames d’occasion un peu partout, on a retrouvé des rames new-yorkaises et les métros se suivent mais ne se ressemblent pas.
Pour l’instant, Romuald et moi sommes assez contents du service et du réseau de transport en commun. Il manque sûrement le courage pour entreprendre un grand changement des mobilités. Nous connaissons l’ambiance politique de notre destination, il y a des choses plus importantes à gérer et quand on voit les résistances que cela crée chez nous à Lyon, on comprend pourquoi ils procrastinent ici.
Nous avons marché sur les quais du bras de mer qui s’échappe du Bosphore une grosse demi heure. Nous sommes en début de matinée, il fait un peu chaud mais le ciel est voilé, la promenade est agréable. Il y a des bateaux à quai destinés aux touristes, d’autres qui doivent être à louer pour des événements comme des mariages et quelques petits yatchs privés. Il y a quelques travaux mais les quais sont aménagés. La ville est globalement propre si on la compare à Marseille chez nous, cependant la marge de progression reste importante.
Les espaces verts sur les bords sont farcis de détritus en général et de plastiques en particulier. Je m’obstine à ne pas nourrir les poissons avec mes mégots mais ma bonne conscience est un pet sur une toile cirée. Il y a un bateau de pêcheurs avec un type en combinaison de plongée. Il y a des moules dans le bateau. Je décide que je continuerai à manger des vaches et des agneaux jusqu’à la fin du séjour.
Nous sommes sur les quais et nous voulons rejoindre le trottoir d’en face. Il y a la ligne de tramway et une double voie pour les voitures, des barrières… c’est Google et la perspicacité de Romuald qui nous sauvent.
Une fois de plus je pense à l’Espagne. Celle du Sud cette fois. Nous cherchons une petite mosquée. Nous la trouvons, mais pas son entrée. Nous nous asseyons sur un banc. Nous Bidulons. Nous faisons le tour du pâté de maison avec la mosquée au centre. Nous revenons au point de départ, l’entrée était à côté du banc. Un monsieur âgé, barbu et sympathique nous accueille et nous invite à rentrer. C’est l’imam de la mosquée. À l’intérieur il y a un cour de catéchisme (pardonnez mon ignorance islamique) avec cinq ou six gosses et un adulte. Les enfants se disent des trucs pendant que l’adulte est sur son portable. L’imam nous fait visiter les recoins de l’endroit. Cela a l’air d’être ancien, il ne doit pas y avoir beaucoup de moyens pour faire les rénovations. L’imam parle un peu anglais avec Romuald. On crois comprendre que laisser une pièce serait bienvenu, Romuald lui propose mais cela lui est refusé. Nous nous quittons sur une poignée de mains très chaleureuse.
L’étape suivante était une église orthodoxe. Nous passons un contrôle de sécurité, les vendeurs de scanners doivent faire fortune ici, et nous rentrons. Les églises orthodoxes sont comme figées à l’époque byzantine.
On reproche souvent à l’église catholique de s’extraire de la modernité. Elle a malgré tout laissé de la place aux artistes. Brueghel, Mantegna, Botticelli, Michel-Ange… et même Soulages ont travaillé pour l’Eglise. L’iconographie a évolué.
J’imagine qu’au niveau liturgique, l’Eglise orthodoxe est aussi restée bloquée. Je pense à la performance des Pussy Riot à Moscou. Je les admire.
Nous sortons de là. Après quelques mettre je panique car j’ai perdu mon portable. Je retourne au contrôle de sécurité. Ils constatent qu’il se débloque devant mon visage (quelle technologie flippante) et me le rendent. 
Nous marchons et arrivons dans une rue commerçante. Nous sommes au pied d’une colline. Nous bifurquons rapidement pour commencer l’ascension. C’est l’Everest avec la neige en moins et les voitures en plus. C’est très beau et le fort dénivelé créait des perspectives chouettes pour Bidule. En terme d’attraction touristique il n’y a pas grand chose au programme. Quelques maisons peintes et des escaliers peints. Mais le quartier est charmant, c’est un dédale où nous nous perdons avec plaisir. Ça monte toujours sans que l’ombre d’un plateau n’apparaisse jamais. Il y a beaucoup de maisons abandonnées dont certaines sont totalement détruites par le temps où les incendies. Il y a des chats. Il y a des voitures partout. Une boulangerie fabrique des sortes de bretzels, on en voit partout ici, ils sont tout chaud. Ça a goût de bretzel avec des graines de sésame dessus.
On a fait beaucoup de photos avec Bidule.
Avec les USA, Istanbul arrive en tête des lieux où Bidule suscite une forte attraction des autochtones. Il y a trois jours, un Turco-Marocain ne nous lâchait plus pour faire des photos et vidéos devant une sculpture de taureau emblématique du quartier où nous étions. Ce matin, c’était trois gosses qui nous voient passer avec Bidule à la main et qui nous crient : « Photo ! Photo ! Photo ! ». On est un peu « lost in translation » ici. On s’arrête et on s’exécute, les trois gosses posent avec Bidule. Ils sont surexcités. Ils sont sympathiques. Ils nous parlent et nous pressent mais nous ne comprenons pas. J’ai une pièce de 5LT dans la poche. Je la donne. Il y a toujours beaucoup d’excitation. Romuald cherche un autre petit billet et le leur tend, ils le refusent. Préalablement, Romuald avait donné une carte de visite à l’un d’entre eux, les autres en voulaient une aussi. Je me sens con.
Nous réussissons à Biduler avec un chat.
Nous avons fait le tour du quartier, nous redescendons et promenons dans les ruelles commerçantes. C’était vendredi, il semble qu’on entende encore plus de prières que d’habitude. Nous sommes à la mi-journée et nous avons terminé le programme. Nous décidons de revenir vers le quartier où nous étions hier pour faire des photos Bidule autour de la mosquée de Souleymane le magnifique. L’application santé du téléphone nous dit qu’on a déjà fait 14000 pas et monté 19 étages, l’option tramway s’impose. L’arrêt de tram a l’arrivée est à la sortie du pont de Galata. Nous choisissons de contourner les pentes douces qui mènent vers sainte Sophie pour éviter les flots de touristes. L’itinéraire bis était effectivement beaucoup moins fréquenté mais la pente était beaucoup plus rude. Mon régime au kebab n’aura pas raison de mon ventre très relativement plat.
On se pose dans un bistrot d’hôtel sympathique, excentré et peu fréquenté où nous nous étions arrêté la veille. Nous y mangeons. Avec les repas pris dans les bouis-bouis, les cantines et les restaurants plus classe, le coût moyen reste raisonnable. Dans tous les cas le budget manger et boire est systématiquement le plus important dans nos sorties.
Nous repartons vers la mosquée. Nous devons traverser le souk qui entoure le grand bazar. Nous Bidulons.
Un jeune vendeur nous interpelle. Il porte une très probable contrefaçon de Balenciaga et demande à faire un selfie avec Bidule. On se dit qu’on devrait amener Bidule plus souvent dans des pays à souks.
Nous Bidulons à nouveau dans les jardins de la mosquée et aussi dans ce qui ressemble à un cloître à l’entrée. Je ne suis pas à l’aise, je ne sais pas si c’est offensant et je ne souhaite pas l’être. Les photos sont géniales. On ne traine pas pour autant. On cherche à rejoindre le métro et en passant devant des vestiges de murailles, Romuald se souvient qu’un viaduc antique se trouve quelque part dans le coin. La recherche internet ne donne rien. Je demande à Romuald de m’envoyer l’image et je demande mon chemin à l’application IA que j’ai téléchargée il y a peu. Ce n’est pas un viaduc mais un aqueduc et nous sommes à dix minutes de marche. Cette technologie aussi m’inquiète et me fascine. L’IA me demande si je veux qu’elle m’aide à trouver une idée de performance pour Bidule. Quelle angoisse !
On passe devant une grande mosquée, on y rentre quelques minutes. Arrivés à l’aqueduc, une bourrasque de vent emporte ma casquette et l’envoie au milieu de la route. Romuald est plus courageux que moi. Il réussit à la récupérer, on Bidule devant le monument. Il n’est pas mis en valeur, il y a beaucoup de circulation. Nous traversons le parc qui est à côté et un chat est assis au centre de l’ombre portée d’un arbre. Je demande au chat si il veut poser avec moi, il fait miaou et je prend ça pour un oui. On fait des photos chouette, Bidule aime les chats.
C’est l’heure de la sieste, on a fait nos kilomètres et monté nos étages, j’ai ma jambe bionique qui commence à tirer.
Le soir avant la cantine on a cherché un nouvel endroit pour l’apéro, on est passé dans la rue des prostituées. On a pensé à un copain qui les a beaucoup fréquentées.
Aujourd’hui c’est le dernier jour ici, on amène Bidule dans le quartier des affaires et ça m’étonnerait que Romuald n’ait pas collé une mosquée sur le chemin. On va voir un autre musée d’art contemporain aussi.
PJ Blanchon
PJ est également artiste plasticien et travaille avec Romuald sous le nom de Romuald&PJ
