Les castagnettes de Carmen # 42
La Femme sans ombre de Richard Strauss à l’Opéra de Lyon jusqu’au 31 octobre
Sans doute est-ce une ironie de l’histoire, mais que La femme sans ombre ait été créée à Vienne en 1919, au moment de l’effondrement de l’empire austro-hongrois, mérite d’être relevé. Il faut certes se défier de la tentation de réduire la production d’une œuvre à son contexte historique. Il n’en reste pas moins que cette histoire d’impératrice qui renonce au monde des esprits pour rallier celui des humains — avec son cycle implacable d’engendrements et de morts — n’est pas sans écho avec la vague d’éradication des monarchies postérieure à la Première Guerre mondiale.
Une contextualisation plus assurée invite à situer La femme sans ombre dans le sillage wagnérien. La musique de Richard Strauss révèle l’évidente influence du pape de Bayreuth mais le livret empreint de fantastique de Hugo von Hofmannsthal n’en voisine pas moins avec ceux de Wagner et singulièrement avec la Walkyrie. Comme Brunehilde, par amour, l’Impératrice défie son père et abandonne son éternité pour rejoindre le monde des mortels. La différence est que son renoncement passe par la maternité alors que celui de la fille de Wotan repose sur l’entrée dans la sexualité.
L’Impératrice n’est pas seule à affronter ce dilemme de la maternité. L’épouse (dépourvue de nom) du teinturier Barak se refuse au désir d’enfant de son mari (Josef Wagner). La femme sans ombre paraît d’une certaine manière anticiper le débat sur les mères porteuses, puisque l’Impératrice, riche mais infertile, s’engage via sa nourrice (Lindsay Ammann) dans une transaction avec la femme (Ambur Braid) du pauvre Barak, qui peut engendrer mais s’y refuse. L’objet de la transaction n’est pas directement la fertilité de la seconde mais son ombre : pour pouvoir sauver l’Empereur dont elle est éprise, l’Impératrice doit dans les trois jours se doter d’une ombre dont, signe de son appartenance au monde des esprits, elle est dépourvue. Déjà présents dans le livret, les inégalités de richesse et de puissance sont soulignées par la mise en scène : le plateau tournant fait alterner la villa luxueuse de l’Impératrice et le logis post-industriel de la famille de Barak.
Tout n’est parfait dans la mise en scène de Mariusz Trelinski et certains moments donnent dans un kitsch peut-être délibéré (les progénitures à venir font plutôt peur, la dorure du jeune séducteur de la femme de Barak est un peu too much). Reste que l’ensemble est inventif, sachant introduire ce qu’il faut d’étrangeté (l’interprétation dansée du faucon, par exemple) dans une lecture qui renonce à la surenchère fantastique. La direction de Daniele Rustioni, qu’on connaît plus à l’aise avec des partitions moins denses, restitue élégamment sa puissance comme ses nuances à la musique de Strauss.
Un hommage tout particulier doit être rendu aux (quatre) interprètes de l’Impératrice et de l’Empereur. Lors de la représentation à laquelle j’ai assisté, Sara Jakubiak et Vincent Wolfsteiner n’ont pu chanter leurs parties car tous deux atteints de maux de voix. Ils ont été brillamment remplacés au pied levé par Miriam Clark (qui, venant de Munich, est passée directement de Satolas au plateau) et Burkhard Fritz. Tous deux ont chanté en marge de la scène pendant que les interprètes initiaux jouaient leur rôle en silence. On ne saluera pas seulement le talent de ces artistes mais également l’amour manifeste de leur métier qu’ils ont ainsi exprimé, et fait partager au public.
Carmen C.
© Stofleth