Les Castagnettes de Carmen # 47
La Dame de pique à l’Opéra de Lyon du 16 mars au 3 avril
La Dame de pique est un opéra russe. Lieu commun me dira-t-on, à juste titre. Composé par Piotr Ilitch Tchaïkovski sur un livret de son frère Modest inspiré d’une nouvelle d’Alexandre Pouchkine, créé à Saint-Petersbourg en 1890, chanté en russe (à part quelques brefs passages en français et un brillant pastiche de Mozart), situé au bord de la Neva… cet opéra transpire la « russité » par tous les pores.
L’indéniable réussite du metteur en scène (russe) Timoteï Kouliabine est d’en avoir rajouté dans cette affirmation russe non par exacerbation nationaliste mais pour tracer d’évidents parallèles avec le passé impérial puis soviétique et la situation actuelle de son pays (dont il s’est exilé depuis l’invasion de l’Ukraine). Sans être négligée ni devenir simple prétexte, l’intrigue sentimentale originale se situe ici dans un contexte des plus contemporains qui en fait saillir la cohérence historique.
Le premier acte met en parallèle un groupe d’oligarques et officiers et des déploiements patriotiques suscitant la liesse populaire. Les épanchements d’Herman (Dmitry Golovnin), amoureux transi de Lisa (Elena Guseva), auprès de ses amis de la haute société se déroulent en parallèle de défilés militaires d’enfants ou de ballets où les entrechats s’accompagnent de kalashnikovs et missiles, le tout sur fond de cartes d’expansion historique de l’empire. La réunion de Lisa et de ses amies friquées comme le bal masqué fastueux du deuxième acte rappellent la nouvelle classe d’oligarques richissimes issue des décombres de l’Union soviétique. Et le tripot où Herman joue son destin aux cartes ne peut qu’évoquer, par son débraillé soldatesque, une base arrière de la campagne d’invasion de l’Ukraine.
La réussite tient également à ce que le mal est omniprésent sans être précisément incarné. La « Dame de pique », c’est-à-dire Comtesse (Elena Zaremba), est certainement un personnage menaçant, et ce n’est pas par hasard qu’elle est associée au Comte de Saint-Germain, alchimiste notoire qui lui aurait transmis sa combinaison victorieuse aux cartes. Le fait qu’elle apparaisse à Herman sous forme de spectre ne fait que confirmer son association aux forces obscures. Mais Herman n’est pas davantage un personnage positif : amoureux fou de Lisa — qui sacrifie pour lui son mariage avec le prince Eletski (Konstantin Shushakov) — il l’écarte par passion du jeu et les condamne ainsi tous deux à un destin tragique. Cette emprise d’un fatum désespérant est certes baignée de romantisme fin de (XIXe) siècle, elle n’en entre pas moins en écho direct avec la Russie contemporaine.
La réussite, enfin, tient à la qualité du jeu, confié à des interprètes venu.e.s de Russie, d’Ukraine ou de Biélorussie, et de la direction encore une fois remarquable de Benedict Kearns (pour les chœurs) et de Daniele Rustioni (pour l’orchestre). On sort de la représentation essorée par une mise en scène foisonnante d’intelligence et une musique saisissante.
Carmen S.
pour en savoir plus : https://www.opera-lyon.com/fr/programmation/saison-2023-2024/opera/la-dame-de-pique-2