Ma fille imprime le jour du début du printemps.
Je ne peux pas célébrer le printemps sans me souvenir
combien les corps des enfants non-nés
cuisent les chairs de leurs mères comme des fours
consacrés aux flames qui les dévorent
embrasés par l’huile de moteur et les normes de la Côte Est
les enfants non-nés dans leurs mère démolies
flottant comme des petits monuments
dans un océan combustible.
L’année ou ma fille est née
DuBois[2] est mort à Accra pendant que je marchais sur Washington
vers le glas mortuaire d’un rêve
que 250 000 autre ont pris pour un espoir
croyant que seuls les enfants noirs de Birmingham[3]
se faisaient pilonner dans le mortier des églises
cette année-l
certains d’entre nous croyaient encore
que le Vietnam était une banlieue de la Corée.
Alors John Kennedy plongea du toit
de l’Asie du Sud-Est
et aussitôt après ma maison brûla entièrement
avec personne à l’intérieur
et le dimanche suivant ma radio prêtée annonçait
que Malcolm avait été abattu
et j’ai couru relire
tout ce qu’il avait écrit
parce que la mort devenait une aune si excellente
de prophétie
comme je lisais ses mots dans l’obscurité
les enfants mutilés
surgissaient ruisselants de l’atlas
Hanoï Angola Guinée-Bissau, Mozambique, Pnom-Phen
ont fusionné en Bedford-Stuyvesant et Hazellnut Mississipi
et hanté mon immeuble new-yorkais cet été terriblement brillant
pendant que Detroit et Watts et San Francisco brûlaient
je gisais éveillée dans les nuits étouffantes de Broadway effrayée
pour qui que ce soit qui grandissait dans mon ventre
et supposant que cela arrive plus tôt que prévu
à qui ferais-je confiance pour veiller à ce que ma fille
ne mange pas de cafards toxiques
quand je serais partie ?
Si elle le faisait, cela n’aurait pas d’importance
parce que je ne le saurais pas.
Aujourd’hui les enfants sont revenus de l’école
parlant de printemps et de paix
et je me suis demandée s’ils le sauraient jamais
je veux leur dire que nous n’avons pas droit au printemps
parce que nos frères et nos sœurs brûlent
et que chaque année la mélasse devient plus épaisse
et même la terre pleure
parce que le noir est beau mais actuellement
pas tellement tendance
que nous devons être forts et nous aimer les uns les autres
pour continuer à vivre.
[1] Mahalia Jackson (1911-1972), pionnière et « reine » du Gospel, installée à Chicago, elle était une militante des droits civiques, proche de Martin Luther King. C’est elle qui lui aurait glissé « parle-leur de ton rêve, Martin » lors du célèbre discours du Mémorial Lincoln à Washington. Depuis 2022, une statue de Mahalia Jackson se dresse à Chatham, dans les quartiers Sud de Chicago évoquée par Audre Lorde dans son poème.
[2] William Dubois (1868-1963) est le premier afro-américain à obtenir un doctorat à Harvard, Il est l’instigateur du Niagara Movement demandant l’égalité des droits pour les noirs puis du NAACP. Il est défenseur du panafricanisme, anti-colonial et anti-impérialiste, militant pacifiste et anti-nucléaire. Son ouvrage The Souls of Black Folk (1904) est fondateur pour le mouvement d’émancipation des noirs aux Etats-Unis, mais aussi en Afrique, où il finit sa vie après une vie épique, marquée par la répression du gouvernement américain. Il est mort la veille de la marche des droits civiques sur Washington et du discours de Martin Luther King Jr « I have a dream », auquel Audre Lorde réfère dans le vers suivant.
[3] Le 2 mai 1963, plus d’un millier d’écoliers noirs de Birmingham (Alabama) ont quitté leur école pour manifester pacifiquement contre la ségrégation (en partant d’une église baptiste, à laquelle l(autrice fait référence dans le vers suivant) , dans le cadre de « la croisade des enfants » lancée par le mouvement des droits civiques. Des centaines furent arrêtés et brutalisés par la police, ce qui n’empêcha pas des centaines d’enfants de recommencer le lendemain. Le déchaînement de violence policière qui s’ensuivit déclencha un scandale national.