Une envie de dormir sur le ring

Andy Warhol a ouvert la Factory dans un loft du Lower East Side en 1964. Des photos de Stephen Shore documentent la vie de ce haut lieu artistique new-yorkais : de grands espaces vides, des murs couverts de bâches d’aluminium réfléchissantes, un canapé, des fils électriques qui tombent nonchalamment du plafond. Le canapé est resté célèbre, davantage que la plupart des gugusses qui y ont un jour posé leur cul, mais il a disparu depuis belle lurette. Pas une œuvre d’art ce canapé, mais aussi mythique que l’urinoir de Marcel Duchamp qui lui en était une, une fois mis cul par-dessus tête et transformé en fontaine par la magie du verbe de l’artiste.

La Factory était surtout faite de vide. Tout l’inverse d’une gare moscovite filmée par Chantal Akerman dans D’Est, où l’on voit un enchevêtrement de corps fatigués, des monticules de bagages, des volutes de fumées en pagaille au-dessus des voyageurs somnolents et hagards. On y entrait comme dans un moulin, paraît-il. Ce n’est que plus tard, dans la seconde Factory, après que Valérie Solanas a tiré sur Warhol, qu’on a renoncé à accueillir à tout va. La Factory a alors déménagé dans un immeuble avec gardiennage et interphone et on a fermé le ban de toute époque.

Je me représente la Factory comme une cour princière qu’un sociologue embarqué aurait pu décrire à la manière d’un Norbert Elias restituant l’étiquette de la cour de Versailles. Là où était Warhol était le centre, un roi blond platine, et autour beaucoup de gens qui ont accédé depuis à la célébrité mais aussi des fous, des artistes maudits, des personnes « non identifiées » (légendées ainsi sur les photos de Shore). Et Edie Sedgwick qui illuminait tout le monde comme un phare anorexique. La Factory a fonctionné comme une gare de triages des aspirations artistiques du Lower East side. « A la Factory, on a simplement ouvert les portes et laissé les autres à leurs traumatismes », disait Billy Name. Ceux qui ne s’y sentaient pas bien, on les laissait choir.

À Versailles, il y avait le trône, à la Factory le fameux canapé où tout le monde (en théorie) pouvait s’asseoir. L’écrivaine Pat Hartley s’y lovait des heures durant. Elle raconte cependant qu’en hiver elle se caillait les miches et s’y rencognait comme elle pouvait en se tenant la vessie à deux mains car il faisait un froid diurétique et elle rechignait à utiliser les toilettes dont la porte fermait mal. Moe Tucker, la batteuse des Velvet, dit qu’elle n’aimait pas trop l’endroit mais qu’elle appréciait qu’on lui foute la paix et avait finalement réussi à y noyer sa timidité.

Cette histoire de la Factory, c’est une histoire de lieu. Faut-il un lieu pour accoucher d’une œuvre ? C’est un peu ce que dit Christian Boltanski dans son livre confession écrit avec Catherine Grenier, La vie possible de Christian Boltanski. Si ce n’est un loft ou un atelier, ce peut être un quartier. Duchamp et Picasso à Montmartre. Jeff Koons au Lower East Side à New-York. J’imagine qu’on trouverait aisément des centaines d’exemples à travers l’histoire. « Il est impossible d’imaginer l’art en dehors d’une communauté usant d’un langage » disait Richard Wolheim. Ou encore Arthur C. Danto : « Pour qu’une chose nous apparaisse comme de l’art, il faut une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde d’art ».

Si l’on recensait les lieux qui ont servi de creuset à des mouvements artistiques, que ce soit en peinture, en musique, en littérature, il y aurait bien sûr les cafés à ne pas omettre. Il y a Les Deux Magots et le Flore qui ont incarné toute une époque, le café de Zürich d’où est sorti le mouvement dada, le café pragois que fréquentait Kafka. Plus qu’à un mouvement artistique, le café society à New York était associé à une chanson. Charlie Chaplin fréquentait ce lieu créé par un vendeur de chaussure amateur de musique. En 1939, Billie Holiday y chantait Strange Fruit, chanson contre le lynchage écrite par un Juif, à peine comprise des contemporains paraît-il. Les gens étaient pourtant saisis à la gorge par les paroles plaintives sortant du corps déjà fatigué et tout entier dévoué à la musique de Billie Holiday.

La boxe est un art de combat

Qu’est-ce qui fait les mythes ? Pourquoi y a-t-il des légendes de la boxe et pas du badminton ni de la gymnastique rythmique et sportive ? La notoriété du sport lui-même peut-être. Mais quoi d’autre ? Parfois, le cinéma prend le relais. Jake LaMotta était un très grand boxeur, qui a notamment battu Marcel Cerdan. D’ailleurs, l’avion qui se crashe avec Cerdan dedans, c’était en route pour le match de la revanche. Jake LaMotta était une légende et le cinéma en a remis une couche avec Raging Bull, le film de Scorcese, dans lequel cette légende en vient à se confondre avec celle de De Niro, autre rital sorti des entrailles de New York.

La seule fois où j’ai fait de la boxe, c’était en classe de 5ème. J’étais le plus petit de la classe et on m’avait désigné comme adversaire l’autre nabot du groupe, à qui je rendais peut-être un ou deux centimètres et 500 grammes. Nous nous étions tournés autour en esquissant de frêles moulinets avec des gants disproportionnés par rapport à nos menottes. Je ne suis pas sûr d’avoir reçu ni porté un seul coup mais j’étais fier comme si j’étais Surgar Ray Robinson. Ou Marvin Hagler, dont les exploits étaient contés les dimanches soir dans l’émission Stade 2 au milieu des années 80 et qui faisait figure d’un Frankenstein noir venu venger les descendants d’esclaves. Jusqu’à une époque récente, à chaque génération de boxeurs, des managers blancs se sont coltiné le casse-tête suivant : comment dégoter un Blanc capable de laver l’affront fait à la race en délogeant le Noir dépositaire d’un titre de champion du monde ? La défaite de Jim Jeffries contre Jack Johnson en 1910 a laissé des traces indélébiles dans les cœurs de négriers. D’ailleurs, on a bien un peu lynché çà et là dans le Sud en guise de représailles. Dans les années soixante, le problème s’est avéré insoluble dans la catégorie poids lourds. La rivalité mue en haine à l’approche du ring, c’est alors entre boxeurs noirs. Le trio Mohammed Ali – George Foreman – Joe Frazier ne laisse pas de place aux boxeurs à la peau pâle. On règle ça entre boxeurs noirs et lorsque l’un d’entre eux veut en discréditer un autre, le jeter en pâture, le désigner aux appels rituels au meurtre proférés dans le public lors des combats, il n’y a pas mieux que l’injure suprême : « Oncle Tom ».

Le génie de la boxe a été d’organiser ces combats planétaires à Kinshasa ou Manille sous les yeux voyeurs du monde entier guettant la déchéance, le trucage, la mort (les KO mortels qui ont emporté des milliers de boxeurs depuis que les rings existent, la maladie ou la folie qui attendent les boxeurs comme lot pour leur retraite). Ainsi se créent les épopées pugilistiques. Ali qui reste dans les cordes face à Foreman pendant des plombes, c’est un truc qui fait encore saliver des bataillons d’amateurs et de fans de la boxe. Et les pères qui racontent cela à leurs fils avec ferveur, comment s’ils y étaient, ou mieux, comme si Ali et Foreman c’étaient eux.

Joyce Carol Oates nous explique que la construction des légendes est un processus très codifié. N’importe qui n’affronte pas n’importe qui. Lorsque des managers travaillent à l’organisation de matchs de légende, ils ont besoin de champions dotés d’un palmarès : 50  victoires dont 40 par KO, deux nuls, une défaite, par exemple. Or, on ne fabrique pas ces palmarès avec de la farine, du beurre et une pincée de sel : il faut des adversaires, et payés bien sûr car c’est un métier. Le métier de perdant professionnel en quelque sorte, celui de tous ces boxeurs anonymes dont on n’attend pas qu’ils gagnent des matchs mais qu’ils en perdent, et si possible par KO, donc sans faire semblant. Les matches truqués, ça existe bien sûr, mais c’est autre chose. Ces « adversaires » constituent une armée de sacs à sable sur pattes.

La boxe, c’est le combat de coqs transformé en discipline artistique (le « noble art »). Son histoire moderne, écrite à coup de dollars, prolonge les duels de village et les combats à mort d’esclaves noirs dans les salons de propriétaires blancs (comme celui mis en scène dans le film de Tarantino, Django Unchained, sous les yeux emplis de jubilation de l’immonde propriétaire incarné par Leornard Di Caprio et ceux mi horrifiés mi amusés du chasseur de primes joué par le phénoménal Christopher Walz).

Il paraît que sur un ring face à un grand boxeur, n’importe qui, même un autre grand boxeur, est en danger de mort car le coup peut arriver de toute part à la vitesse de l’éclair. Une fois touché, c’est trop tard car c’est comme si une masse de quatre tonnes avait tamponné votre cerveau. Si le coup est doublé ou triplé, cela double ou triple la masse qui vous écrase. Il paraît aussi que le point plus sensible est la pointe du menton car un coup porté à cet endroit est ce qui endommage le plus le liquide céphalo-rachidien. Parfois le vainqueur est plus abîmé que vaincu. Ali qui perd connaissance après avoir levé les bras tandis que Frazier, debout comme jamais même s’il ne voit plus que d’un œil et a des images de la réalité aussi vaporeuses que dans un bain turc, se dit qu’il s’est fait rouler quelque part.

Le coup que l’on ne voit pas venir, c’est l’inverse de la chanson I Need Some Sleep de Mark Oliver Everett où l’on voit tout venir à la vitesse d’un long plan de cinéma en mode slow motion. On écoute ça et on a tout le temps de pleurnicher même si la chanson est plutôt courte. Elle laisse même le temps d’enfiler son pyjama et de se mettre au pieu et c’est heureux puisque le thème de chanson est quand même d’arracher un peu de sommeil à ce monde de brutes. Pensez à tous ces boxeurs qui depuis la nuit des temps auraient tant aimé fermer les yeux tous seuls comme des grands sans l’aide d’un poing ravageur qui envoie des coups doublés ou triplés suivant une trajectoire tirée au cordeau.

John Lennon is not dead

« A quoi tiennent les choses et la célébrité ? A une adéquation entre un homme, la foule et la mémoire d’un siècle » écrivent Sylvie Girard et Guy Lagorce dans leur ouvrage illustré dont le titre est sobrement « Boxe ». Ils oublient un ingrédient : le flouze. « Quand on se bat, on se bat pour une chose : l’argent » a dit Jack Dempsey, le vainqueur de Georges Carpentier le 2 juillet 1921, la veille de la naissance de ma grand-mère. Se battre oui, mais pas forcément battre (l’autre), car la boxe est ainsi faite que celui qui est mis KO sur le ring peut parfois empocher des gains largement supérieurs à son vainqueur : Paterson qui empoche 10 millions de dollars après sa défaite face à Ray Sugar Leonard qui ne rafle que 2 millions.

Je suis fasciné par ces managers qui pullulent sur la face cachée de l’art et du sport. Les plus grandes figures du rap US black sont ainsi totalement asservis aux lois d’un milieu hautement criminogène, à tel point qu’un artiste qui vend des millions de disques dans le monde entier a une espérance de vie très largement inférieure à la moyenne. Tupac Shakur qui meurt criblé de balles à 25 ans alors que sa chanson California Love tourne en boucle dans la raposphère mondiale. La boxe est un milieu guère plus reposant. Jean-Marc Mormeck raconte qu’il ne s’est pas laissé impressionner par Don King (le grand manager qui a organisé le combat mythique de Kinshasa en 1974) lorsque celui-ci l’a invité dans sa maison de Floride avec un bassin rempli de crocodiles prêts à croquer le premier invité qui dérape.

Toute morale à la con mise de côté, c’est quoi qui sépare Dylan et Tupac ? La même chose que ce qui sépare le bourgeois du prolétaire ? C’est une condition d’artiste déterminée d’une manière radicalement différente d’un point de vue sociologique ?

François Bon dit qu’il n’y aurait certes pas eu les Beatles sans Brian Epstein mais que si Bob Dylan n’avait pas croisé la route d’Alfred Grossman, eh bien il y aurait quand même eu, d’une manière ou d’une autre, Bob Dylan. C’est peut-être ce qui sépare le talent et le génie absolu, va savoir. Tout cela me fait penser que plus ça va et plus je préfère Lennon à Mc Cartney, pour sa carrière solo, pour les années 70, pour Jealous Guy, pour Imagine, pour God et pour avoir incarné le pacifisme et pour en avoir décrété la fin de la partie : « Dream is over… I just believe in me ». Trente-sept ans après la mort de Lennon, on devrait se marrer à s’en taper les cuisses à l’écoute de ce délire mégalo. Moi je chiale.

Epinon