Chroniques milanaises
Une série d’articles de Christophe Chigot, parti à la découverte des mouvements institutionnalistes en Italie. Comme en France, mais sûrement autrement, ces mouvements ont approché l’institution pour la déranger, la renverser, l’analyser avec ses protagonistes, en faire des objets politiques. Au programme, l’institution en négation de Basaglia et l’abolition de l’asile psychiatrique, le projet Olinda à Milan comme suite possible de l’abolition, Renato Curcio, l’institution totale, la prison, la socioanalyse narrative et bien d’autres pépites à se mettre dans la sandale.
Cause toujours…
Une des manies des institutionnalistes, c’est l’assemblée ! Ça consiste à mettre le plus de personnes possibles dans un même lieu en essayant d’avoir une typologie de protagonistes la plus large possible, après on peut les disposer en rond… Et puis il faut les faire causer.
Les premières assemblées organisées par Basaglia dans les pavillons encore pénitentiaires, psychiatres, infirmières, infirmiers, patient·e·s, factotum, psychologues… ça parle et ça écoute. Il faut laisser le temps, soutenir chacun·e afin que le point de vue, le particulier, s’exprime le mieux possible, qu’il s’explicite afin que tout le monde l’écoute, pour une fois. C’est la même chose à La Borde de Jean Oury et de Félix Guattari, c’est la même chose dans les assemblées de socioanalyse de Christiane Gilon et de Patrice Ville, dans les conseils de Frenet. L’assemblée qui prend le temps, qui laisse cheminer la parole, qui part en balade
Le but de ces assemblées, c’est de sortir du petit théâtre institutionnel où chacun tient gentiment – en fait non méchamment plutôt – son rôle. Ça laisse un espace où peut se dire enfin combien nous détestons ces rôles, combien nous ne voulons plus les jouer, plus faire semblant de correspondre à l’image institutionnelle du prof paternaliste, de la directrice préoccupée ou de l’éduc’ raisonnable. Elles permettent, quand elles fonctionnent, de faire apparaître la personne cachée derrière le masque du statut.
Nicola Valentino décrit ça très bien dans La Contessina (1) : il crée une assemblée composée d’éducs et de patient·e·s (2) dans une communauté thérapeutique. Ils y discutent, par exemple, de la clope, enfin de la limitation de la clope. Comprenez, le docteur a affirmé que certain·e·s patient·e·s fument trop – c’est compulsif comme on dit – donc, les éducs doivent contrôler et gérer la consommation de clopes. Très vite, dans l’assemblée, ils avouent que ça ne leur plaît pas de jouer ce rôle de flic à clopes et qu’en plus ça leur semble contradictoire, contre-productif, avec un projet éducatif qui vise l’autonomie. Les patient·e·s concerné·e·s avouent pour leur part, qu’ils contournent le contrôle et disposent de clopes en plus, achetées en cachette. Un partout, balle au centre, on va pouvoir construire quelque chose de moins… théâtral !
Car l’autre but de ces assemblées, c’est de socialiser les problèmes, comme évoqué dans une précédente chronique (http://lezebre.info/chroniques-milanaises-2/). Si les éducs et les patient·e·s discutent des Contradictions de la gestion de la cigarette, ils se retrouvent tous impliqués dans la recherche d’une solution. Le problème du contrôle qui était individualisé, soit du côté de l’éduc’ qui se sent à l’étroit dans son képi, soit du côté du patient qui se sent à l’étroit dans sa tenue de camouflage longeant les murs de la cité afin de rejoindre le tabac le moins fréquenté, devient collectif, social. On pourrait presque dire qu’ils font tous front contre l’institution dans ce cas !
Tiens, la semaine dernière, je suis allé voir un groupe de personnes qui font vivre un café associatif à Valence. Le Cause toujours. Des punks institutionnalistes, ces gens-là ! Si, si.
Ils bénéficient d’un DLA (3) pour repenser leur projet et donc d’un prestataire chargé de les accompagner dans ce travail. Bon, ils disent très bien. Ils prévoient trois jours pour commencer et invitent tous ceux qui veulent, salarié·e·s, bénévoles, simples clients ou même voisin, à venir repenser le café, discuter des problèmes qu’ils rencontrent. Ils en parlent dans leur lettre d’info, l’écrivent sur le tableau derrière le bar, posent une affiche sur la porte d’entrée. Et paf, le jour J, c’est une quarantaine de personnes qui passe, s’incruste dans des groupes de travail sur »la place trop importante de certains fondateurs » ou sur »la tension entre économie et projet culturel ». Les résultats des travaux sont affichés en direct dans la rue et lus par des voisin·e·s qui donnent leur avis. On recueille l’opinion de client·e·s occasionnel·le·s sur leur vision du café, on échange des astuces avec une nouvelle bénévole. Du jamais vu ! Faut dire, ils étaient entraînés : ça fait six mois que leurs réunions du Conseil d’Administration se tiennent dans le café, avec invitation à tous à participer. D’habitude, un accompagnement DLA se traite à l’abri des regards : interviews des dirigeant·e·s des fois, des fondateurs, des fondatrices, puis rapport pensé par l’expert et présenté au Bureau de l’association après correction par la direction… Bref, un petit théâtre, quoi !
On ira tous au paradis mais à celui des institutionnalistes, il y aura Le Cause Toujours !
(1)
La Contessina, socianalisi narrativa nella comunità terapeutico riabilitativa di Bastia Umbria.
Nicola Valentino / éditions : Sensibile alle Foglie
(2)
D’ailleurs, dans cette assemblée s’engage aussi une discussion sur la terminaison employée pour les patient·e·s, résident·e·s, usagé·e·s, interné·e·s,… chacun de ces mots renvoyant à des univers symboliques qui sont loin d’être neutres. Le patient, par exemple, est celui-faible-qui-stagne-parce-qu’il-n’a-que-ça-à-faire dans la salle d’attente espérant que le médecin-puissant-qui-lui-est-très-occupé veuille bien le recevoir…
(3)
Dispositif Local d’Accompagnement : dispositif très sérieux qui paie un »expert DLA » pour accompagner des structures d’économie sociale et solidaire, employant des salarié.e.s, sur leurs projets et/ou problèmes.
Christophe Chigot
avec le soutien intransigeant de Bénédicte Geslin
Dessins de Koursk
ps : un peu de coulisses…