Chroniques milanaises
Une série d’articles de Christophe Chigot, parti à la découverte des mouvements institutionnalistes en Italie. Comme en France, mais sûrement autrement, ces mouvements ont approché l’institution pour la déranger, la renverser, l’analyser avec ses protagonistes, en faire des objets politiques. Au programme, l’institution en négation de Basaglia et l’abolition de l’asile psychiatrique, le projet Olinda à Milan comme suite possible de l’abolition, Renato Curcio, l’institution totale, la prison, la socioanalyse narrative et bien d’autres pépites à se mettre dans la sandale.
Mythe … et falsification !
Bien, nous voici rendu à la septième chronique. Faisons le point.
Nous avons bien compris que même de l’autre côté des Alpes, l’institution à un devenir méchant. Plus elle vieillit, plus elle s’envenime de ses habitudes, met à son service ses protagonistes, les détourne de leurs objectifs, les invite à oublier finalité et buts de sa constitution afin de ne penser qu’à sa survie, coûte que coûte. L’institution s’organise pour perdurer avec un minimum d’effort. Par exemple, elle »objeïfie » les personnes, en fait des choses que l’on peut ainsi manipuler plus facilement. Aussi, elle les réduit à des statuts, des images normées, elle les simplifie en rendant leur rôle plus efficace, en les protégeant de la complexité : un fou délire tout le temps, une prisonnière est fourbe, un instituteur, sage.
Mais le problème, c’est que l’institution n’existe pas ! Enfin, je veux dire il n’y a pas de Madame Prison, de Monsieur État italien, de Madame Association des boulistes du Clos Jouve, de Monsieur Peugeot – enfin si mais non, il n’y a plus de Monsieur Peugeot – ou encore de Madame Olinda, Madame La Méandre, ou que sais-je encore…
L’institution, c’est pourrait-on dire, plus que les gens qui la composent, les gens qui y croient, comme nous l’évoquions dans un précédent article (lien : http://lezebre.info/chroniques-milanaises-3/).
Par exemple, si suffisamment de personnes pensent qu’il existe un »milieu » de l’analyse institutionnelle, un milieu disons, franco-italo-belge, alors peu à peu une institution analyse-institutionnelle-franco-italo-belge va se mettre en place avec des forces instituées, disons conservatrices pour aller vite, des forces « instituantes », perturbantes, qui souhaitent modifier, mettre à jour l’institution, l’actualiser, et des processus d’institutionnalisation, résultants du jeu entre ces deux premières forces.
Mais aussi et c’est là où je voulais en venir, du mythe et de la falsification !
Eh oui, un des outils de l’institution pour perdurer est de se construire un mythe, une histoire en partie falsifiée qui sert de référence, de ciment, qui unit mais aussi qui bloque, qui empêche de changer. C’est un mythe qui permet aussi de dire « les anciens n’auraient jamais voulu ça » ou « depuis le début, c’est comme ça et ça fonctionne ».
Restons sur le terrain de jeu de l’institution analyse-institutionnelle-franco-italo-belge, ça tombe bien, son devenir est apparu lors de cette rencontre à Rome évoquée dans cette troisième chronique, en hommage à Piero Fumarola et Georges Lapassade, organisée par Renato Curcio et sa bande (sa nouvelle bande, hein, pas celle des années 70, ou si c’est le cas, avec d’autres manières de faire). Sont venus à cette sauterie tout un réseau italien d’institutionnalistes, quelques Français de renom – Rémi Hess, Didier Pugeat, Valentin Schaepelynck[1] – et trois représentants d’une nouvelle vague de socioanalystes francophones – franco-belges formé·e·s récemment par Christiane Gilon et Patrice Ville, dont votre humble serviteur fait partie. Je dis »représentant » puisque pour tout·e·s, cette nouvelle vague est organisée en réseau, d’ailleurs sont venus deux Français et un Belge, voilà qui est bien organisé…
Tout·e·s les participant·e·s se sont échangé·e·s leurs adresses de courriel, une partie va se recontacter et nous pouvons imaginer d’autres rencontres qui vont venir consolider cette institution naissante. Nous pouvons même imaginer que Rémi Hess, braconnant ses propres diari [2] ou Valentin Schaepelynck dans une deuxième édition de son livre (voir note 1), Didier Pugeat dans ses mémoires, voire les trois, narreront cet épisode et en feront un point marquant de l’histoire de l’institution analyse-institutionnelle-franco-italo-belge. Le mythe commence à s’installer…
Ô la belle histoire qui s’embellit de ses oublis, qui falsifie un peu pour rendre tout ça propre, grand et cohérent. De petites déformations en petites erreurs qui deviennent réalité, on construit une histoire qui deviendra le ciment de l’institution. Si, si, regardez par exemple :
Le réseau franco-belge de la nouvelle vague n’existe pas vraiment encore, quelques personnes se connaissent, une partie sont sur une « framaliste », la plupart ne se sont jamais vues…
Le représentant belge de ce réseau était Français ! Si, si ! Bon, c’est vrai, il vit et agit en Belgique dans des structures belges mais enfin quand même, non ?
L’intention était les hommages, voire peut-être une inscription historique dans l’héritage de Lapassade mais certainement pas de faire naître une nouvelle institution.
Attention, loin de moi l’idée de condamner la construction de ces histoires. Elles permettent de rassembler des personnes pour un objectif commun. Yuval Noah Harari l’explique très bien dans sa Brève histoire de l’humanité. Selon lui, la grande révolution de l’Homo sapiens c’est un développement du langage qui a lieu il y a 50 000 ans environ. Ce développement du langage, notamment du côté de l’abstrait, a permis de mieux se raconter des histoires et donc de rassembler autour d’un projet des personnes qui ne se connaissaient pas, faisant ainsi confiance à des abstractions et non plus seulement aux membres de leurs tribus. Ce fut un peu comme si la clientèle de Peugeot passait du cercle des connaissances de Monsieur Peugeot à celui des personnes qui pensent que Peugeot est une marque, valable qui plus est. Imaginez !
Et imaginez ce qu’il a fallu d’oublis et de falsifications pour que des personnes pensent aujourd’hui que Peugeot est autre chose que Nissan, Volkswagen ou Fiat.
[1] Auteur d’une excellente histoire des idées institutionnalistes, L’Institution renversée, que je vous recommande si vous souhaitez avoir un panorama global : http://www.eterotopiafrance.com/catalogue/institution-renversee/
[2] Pluriel de diario que l’on pourrait traduire par journal de recherche, carnet de bord. Rémi Hess en poursuit 60 en même temps, sur des thématiques diverses. Dans son sac, toujours au moins quatre ou cinq, j’ai vérifié !
Mais alors, plutôt que subir ces mythes, allons-y regardons-les, analysons-les comme dirait Jojo Lapassade, voire, construisons-les comme dirait Antoine Bello[1], falsifions !!!
Faisons passer des Français pour des Belges, faisons-les gagner des demi-finales –d’ailleurs ils les méritent bien ! – et des Fiat pour des Volkswagen.
Allons, courage !
[1] Antoine Bello, Les Falsificateurs, premier volume d’une trilogie haletante de chez la mythique maison d’édition
Gallimard : http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/Les-falsificateurs
Christophe Chigot,
avec le soutien intransigeant de Bénédicte Geslin.
Dessins de Koursk.
ps : encore un peu de coulisses…