Un chef d’œuvre, ça ne court pas les rues de l’Histoire. Souvent, ça dort à l’ombre, au fond d’une contre-allée de la culture, dans un angle mort propice au repos et à l’oubli. Et puis un beau jour, un inventeur survient, un patient archéologue sachant à la fois manier pinceau, brosse, pelle et dynamite, et l’impasse est débouchée, le chef d’œuvre mis en lumière puis en circulation. C’est à cette espèce de débroussailleur-de-trésors-du-temps qu’appartient Monsieur Toussaint Louverture, installé depuis quinze ans à Bordeaux d’où il poursuit avec ténacité son travail d’exhumation et de traduction des perles enfouies dans la littérature américaine – et, plus largement, anglophone. Après Frederick Exley, Russell Hoban, Jack Black, Ken Kesey, Robert Penn Warren, Richard Adams, l’éditeur nous fait cadeau cette année, coup sur coup, de deux joyaux : Un Jardin de Sable, roman d’Earl Thompson paru en 1970 et Moi, ce que j’aime c’est les monstres, sublime roman graphique d’Emil Ferris, une jeune auteure de 55 ans. Et pour accroître d’avance votre joie de découvrir ces deux pépites, sachez qu’elles ont chacune une suite à venir…

Un Jardin de Sable, voyage au bout de la nuit américaine…

Prenez les raisins de la colère de John Steinbeck et les compagnons de la grappe de John Fante, les cauchemars climatisés de Henry Miller et le démon d’Hubert Selby Jr, la folie ordinaire des dégueulasses et des pas-grand-chose de Charles Bukowski ou de Philip Roth, pressez, secouez, mixez et laissez reposer. Si vous avez l’heur, cocktail (wo)man que vous êtes, d’avoir quelques inclinations françaises, ajoutez un doigt de Céline, une larme de Léo Malet puis versez le tout dans un verre suffisamment grand pour accueillir le suint de 800 pages. Vous obtenez alors un précipité oscillant du noir charbon au rouge incarnat, un jus sombre et stretto, un chouïa visqueux et un tantinet capiteux : un nectar survitaminé de lie et d’hallali, Americano à l’amertume sévèrement vermouthée et Bloody Mary extra-pimenté. Si vous êtes dix-neuviémiste, vous pouvez appeler ledit breuvage « La Curée des misérables » ; si vous êtes mélomane, « Robert Johnson » ou « Strange Fruit » sonneront à merveille. Transformé lentement en terrain vague, le monde est devenu Un Jardin de Sable, diamant noir d’un désert hypovolcanique du style Lanzarote, où les loris peinent à égrener la complainte du coton.

L’histoire commence à Wichita, Kansas, au début des années 30. Wall Street a craqué et la Grande Dépression, inendigable peste, frappe à l’aveugle les masses désargentées. « Tout avait été calculé. Et dans leur certitude vertueuse, ils [les types envoyés par Roosevelt] coupaient la corde. Précipitant des milliers au fond du trou, pour ensuite envoyer la loi et l’ordre contre des hommes en colère d’avoir perdu à jamais le peu qu’ils possédaient. Et ils attendaient impatiemment le moment où un bouseux désespéré, dans un tableau fait pour l’objectif de Dorothea Lange, debout devant une baraque en ruine avec sa famille dépenaillée et les bagages autour, allait lever les mains d’un air accablé, en articulant à grand peine : « mais qu’est-ce qu’on va faire ? ». Et voici des hordes de laissés-pour-compte se retrouvant sans logis, sur la route, à la recherche de jobs précaires, squattant ici des immeubles miteux, buvant là des alcools frelatés, parfois se prostituant, toujours se déchirant à coups de poings.

Exode, débâcle, errance, fuite… forbans de la nuit de l’iguane et nuit du chasseur de cœurs solitaires… hordes sauvages nerfs à vif sous méridiens de sang… drôle d’acupuncture vaudou que ces scènes hallucinées inoubliables, embellies de violence à la Bacon puissance Dix (Otto)… épopée picaresque où la guerre des classes croise le fer avec la guerre des mondes façon Orson Welles, pleine de troufions mal embouchés et de marins pas secs, d’hommes aux bras d’or et de poivrots repentis… Un Jardin de sable, road-movie au sud de nulle part, à l’ouest de l’Humanité et du Mississippi, plongée vertigineuse jusqu’au golfe du Mexique et aux tréfonds du plus rupestre Texas, relate les tribulations de Jacky Andersen un (sale) gosse au pays de la misère, pris entre ses grands-parents sans-le-sou, son beau-père alcoolo-tête de pioche et sa putain de bonne mère. Où la pauvreté déchaîne ses démons : brutalité, promiscuité, obsessions. « Pris entre le marteau de la pauvreté comme échec moral personnel et l’enclume de ce miroir aux alouettes qu’était la récompense matérielle d’une citoyenneté à laquelle ils ne pouvaient jamais prétendre, ils étaient des réprouvés partout où ils jetaient l’ancre. Toute leur histoire était un kaléidoscope insensé de faits, de fantasmes sur grand écran, de mensonges de protection instinctifs et de vérités un peu arrangées pour entrer dans le moule d’un rêve américain modeste et présentable. »

Alors en attendant les crises financières à venir et Tattoo (la suite de cet opus préfacé par Donald R. Pollock, auteur du sublime Le Diable tout le temps, autre épopée vertigineuse située dans le Sud américain), je vous en conjure, mercy : au nom du sperme, du sang et de la sueur d’esprit, goûtez cet élixir, ce roman plein de vie !

 On your marks, get set, draw ! (A monster is born on planet Comics…)

 Born to draw. Tatoué sur la poitrine du frère de l’héroïne, ce credo, Emil Ferris l’a fait sien. Et c’est avec une énergie prodigieuse qu’elle a accouché de cet étrange premier album (le second suivra l’an prochain), journal intime brut de décoffrage, OVNI du neuvième art digne de Robert Crumb (pour les hachures), d’Alan Moore et Charles Burns (pour la fibre fantastique), de Chris Ware (pour la créativité dans la mise en page) ou de Maurice Sendak (pour la ressemblance de l’héroïne avec Max des Maximonstres). À la fois enquête, drame familial et témoignage historique – le tout tressé avec une rare liberté de trait, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres déploie un univers empruntant autant à l’expressionnisme le plus férocement caricatural qu’au fantastique le plus surréaliste. Une histoire kaléidoscopique traversée par les convulsions du XXème siècle, pétrie d’images-hommages à la Hammer et au cinéma de genre autant qu’au pulp et qu’à la « grande » histoire de l’art, crayonnée au Bic quatre couleurs sur le papier quadrillé d’un carnet à spirales. Magistral… 

Chicago, fin des années 1960. Karen Reyes, dix ans, est différente. À mille lieues des délires Barbie de ses copines, elle adore les fantômes, les vampires et autres morts-vivants. Elle s’imagine même volontiers loup-garou : plus facile, ici et à cette époque, d’être un monstre que d’être une femme. Surtout si, soi-même, on aime les femmes et que tout le monde dans la famille est fan de films d’horreur. Le jour de la Saint-Valentin, sa voisine, la belle Anka Silverberg, se suicide d’une balle en plein cœur. Mais Karen n’y croit pas et décide d’élucider ce mystère en interrogeant le mari de cette-dernière. Elle va vite découvrir qu’entre le passé d’Anka dans l’Allemagne nazie, son propre quartier prêt à s’embraser (l’Amérique est en plein Vietnam, peu avant l’assassinat à la mort de Martin Luther King) et les secrets tapis dans l’ombre de son quotidien, les monstres, bons ou mauvais, sont des êtres comme les autres, ambigus, torturés et fascinants. Entre occultisme réel et goût pour l’horreur mise en scène, racisme et sexisme ordinaires, mystères intimes (père absent, frère macho amoureux d’art, mère en lutte contre un cancer) et psychanalyse familiale (on songe à Jodorowsky), la jeune fille met à jour un monde obscur, pétri par les appétits contradictoires de son environnement immédiat (voisins d’immeubles, amis, cercle familial le plus intime). Pour contempler ces abîmes, elle s’assure la complicité des monstres – qui à l’instar des zombies possèdent l’avantage immense, étant déjà morts, de ne pouvoir mourir. Avec l’art et l’au-delà imaginaire pour refuges, avec ses petits arrangements avec les morts et ses sauts dans les tableaux des grands maîtres, elle avance dans son enquête, tente d’affronter les mystères qui vont s’épaississant et se cherche une vérité et une identité viables.

À travers ces quatre cents pages, Emil Ferris accomplit surtout la prouesse exceptionnelle de lier différents niveaux de réalité (et registres graphiques) et de donner à voir – soit l’essence de l’art – en même temps qu’elle plaide pour la résilience en tissant trait après trait, case après case, planche après planche, l’étendard de ceux qui luttent pour survivre et ne veulent plus se taire. Un livre pour ceux qui ont choisi la différence, pour les minorités, pour la liberté d’être ce que l’on veut, humainement et intimement. Œuvre d’une dessinatrice de 55 ans, publiée l’an dernier outre-Atlantique, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres a déjà attiré une pluie de prix et de superlatifs. Art Spiegelman en tête, qui tient déjà Emil Ferris pour « une des plus grandes artistes de BD de notre temps ». L’éloge, pour une fois, n’a rien d’excessif. Labyrinthique, vertigineux, émouvant, inspiré, mêlant maîtrise et improvisation, ce chef-d’œuvre de huit cents pages (en deux volumes) fait figure de pavé dans la mare. Et pour paraphraser Ferré, « quand les traits [il dit ça des rides], ça se met à être intelligent, c’est ce qui fait le monde clos ». Bon voyage…