Les castagnettes de Carmen
Elektra de Richard Strauss à l’Opéra de Lyon du 17 mars au 1er avril
C’est la démesure (en grec, l’hubris) de la vengeance que met en scène Elektra. Elektra, c’est cette jeune femme qui hurle et mord qui l’approche depuis que sa mère Clytemnestre et son amant Égisthe ont tué son père Agamemnon, au point que ceux-ci projettent de se débarrasser d’elle en l’enfermant à vie dans une tour. Elektra comptait sur le retour de son frère Oreste, qui s’est exilé, pour mettre sa vengeance à exécution mais, lorsqu’elle apprend sa mort, c’est sa sœur Chrysothémis qu’elle sollicite pour l’aider à occire les deux assassins. Oreste, cependant, est bien vivant ; lui aussi épris de vengeance, il a fait courir le bruit de sa mort pour mieux approcher Clytemnestre et Égisthe qu’il abat avec la hache qui a servi à tuer Agamemnon et qu’avait conservée Elektra. La satisfaction de la vengeance n’apporte pas pour autant le repos de l’âme à cette dernière, puisqu’elle s’effondre au milieu d’une danse exaltée.
Tel est le récit de cette Elektra, inspirée à Hugo von Hofmannsthal par la tragédie de Sophocle. Rédigé au tout début du XXe siècle, le livret est représentatif de l’esprit « fin de siècle » viennois (1) qui assista, entre autres, à la naissance de la psychanalyse avec, elle aussi, sa collection de femmes hystériques parce que traumatisées. Rongée par la culpabilité, Clytemnestre souffre d’insomnies et, lorsqu’elle parvient à s’endormir, c’est pour être hantée par des cauchemars. Les rapports troubles entre Elektra et sa sœur Chrysothémis, qu’elle essaie d’entraîner dans le matricide, ne sont pas sans évoquer les meurtrières sœurs Papin (celles qui fourniront à Jean Genet le thème de ses Bonnes). L’opposition entre les deux sœurs constitue d’ailleurs un des points les plus intéressants de l’œuvre : la passion triste qu’est la vengeance conduit Elektra à la folie et à la mort, alors que Chrysothémis est davantage tournée vers l’oubli et vers la vie, souhaitant quitter la maison du crime et avoir des enfants.
Le livret pourrait se suffire à lui-même mais il est porté par la musique de Richard Strauss — une musique à la (dé)mesure de l’intrigue, c’est-à-dire dense, puissante, intense et qui laisse peu de répit. Le solo d’Elektra en ouverture de la pièce et ses trois principaux duos présentent de ce point de vue une parfaite articulation du livret et de la partition, d’autant plus sensible que les interprètes livrent des performances impressionnantes. Dans le rôle-titre, Elena Pankratova fait trembler chacun sur son siège mais Lioba Braun est tout autant remarquable dans son interprétation de Clytemnestre. Egalement impressionnante, la direction de Hartmut Haenchen fait rimer vigueur avec rigueur, la clarté de l’orchestre ne cédant rien à la sévérité (un peu exténuante pour une pièce de seulement une heure et demie) de la partition.
Le public peut d’autant mieux apprécier cette direction qu’elle est rendue visible par la mise en scène de Ruth Berghaus, qui a choisi de faire jouer l’orchestre non dans la fosse mais sur la scène. Le décor consiste en une sorte de tour, au balcon de laquelle se déroule l’essentiel de l’action. Pour être original, le dispositif paraît avoir bridé la créativité de la mise en scène en condamnant les interprètes à arpenter sans cesse l’espace réduit du balcon ou à perpétuellement descendre et remonter les escaliers. Certaines idées paraissent un peu convenues (le fond de scène se colore en rouge sang après les meurtres), d’autres inabouties, comme les quasi-ombres chinoises que dessinent les serviteurs à la fin de la pièce. De fait, c’est surtout la densité de l’interprétation, tant orchestrale que chorale, que l’on retient de cette production.
Carmen S.
- Sur ce contexte intellectuel et artistique particulier, l’ouvrage de référence reste celui de Michael Pollak, Vienne 1900.
©Stofleth