De la fragmentation d’un chien en laisse

laisse1«Dédé ?… Salut, Surlieutenant la riflette à l’appareil ! Tu me remets ? Ça fait une paye, non ?
Ben ouais, voilà euh… J’me disais tiens… C’était quand même vachement intéressant ce que tu m’as raconté l’autre fois. Pis, bon… t’en es où avec tes histoires de néoréalisme, là ? Enfin j’veux dire the néoréalisme italien… Ça te dirait pas de m’en causer autour d’une gamelle ?… C’est moi qui rince !
Genre, aux 7 péchés, non ?… Ouais, ouais mardi. Parfait… A très bientôt alors… Ouais, ouais, à plut’ camarade. »

Dédé, il est super. Pis humble et tout. Le gars il se met à coucher sur le papier les milliers d’idées qu’il avait sur le cinéma, comme ça, mine de rien, pis paf ça devient la référence pour les cinquante prochaines années. Nan, pis simple, hein, il ne se la ramène pas, hein. Je l’ai bouquiné moi son Qu’est-ce que le cinéma ?  Bon, vrai j’arriverai pas à vous dire c’est quoi, là comme ça, vite fait, mais il y a des trucs, des… disons… des grilles de lectures incroyablement puissantes. Tiens, par exemple, justement, sur le réalisme là. Bon, il dit « c’est quoi le réel ? »’. Bonne question, non ? Pis, après, il dit, « qu’est-ce qu’on perçoit du réel ? ». Hé, ça avance… Oui parce que si tu veux, le cinéma classique ben il se la pose pas la question. Ou disons pas vraiment, autrement. T’as un condamné à mort dans sa cellule, gros plan sur sa gueule, il a peur tout ça, il grimace pis hop, gros plan sur la poignée de la porte qui tourne, tac, on revient sur la gueule du gars qui a la pétoche, on retourne sur la porte qui s’ouvre. Le spectateur est guidé, en visite guidée même. Pas le choix, faut suivre ce qu’avait prévu le réalisateur. Mais ça, si tu veux, c’est pas le réel ! A la rigueur c’est le réel du réalisateur, mais non, même pas, c’est plutôt un pseudo réel qu’il veut nous faire avaler. D’ailleurs, c’te Rey d’Alain, qui est assis sur la table, juste à côté de moi me précise que le mot réalisateur date de 1842, « personne qui rend réel, fait exister quelque chose ». Ok Al’ mais s’il  »rend réel », s’il  »fait exister », c’est que ça n’existait pas non ? C’est, c’est… du vent. Voilà.
Bon où j’en étais ? Ah oui, le faux réel. Le faux réel en comparaison au vrai réel. Parce que ça serait quoi le vrai réel ? Ben, justement et c’est là où les Athéniens s’atteignirent, le vrai réel, c’est celui qu’on perçoit. Hé, hé !!! Pas con, hein ?
laisse2J’veux dire, le réel c’est pas un montage qui promène le spectateur par une laisse. C’est pas une série de zooms sur des gars qu’ont peur et des poignées de porte. Non, le réel, c’est comme quand on se promène dans la ville, avec un chien en laisse ou pas. J’suis pas regardant là-dessus. Qu’est-ce qu’on voit ? Ou plutôt, comment on pourrait représenter, cinématographiquement, quelque chose qui s’en approche ? Hé ben Dédé, il dit qu’il y a deux manières. Celle des ritals et celle des britishs. Il y avait bien aussi celle des soviets mais ça viendrait tout compliquer.
Mais bon, commençons par les rosbifs – ils aiment bien partir les premiers, si, si, ils nous l’ont encore démontré récemment – enfin, les rosbifs… Orson Welles ! Dans Citizen Kane, par exemple. Bon, ben lui, il s’est dit « facile, t’arrête de marcher, en laissant, par exemple, ton chien pisser, et puis tu regardes devant toi. Tu fais un plan séquence qui dure avec des profondeurs de champs où il se passe différents trucs ». Là on présente une perception du réel. Et puis de la liberté aussi. De la liberté pour celui qui mate le film. S’il préfère regarder les oiseaux derrière les barreaux, il peut. Ou bien lire les écrits des taulards sur le mur. Vas-y, fais-toi plais’ ! Pas obligé de se taper l’autre là qu’en finit pas de se pisser dessus. Nan, tranquille promène ton regard aux quatre coins si tu veux, comme dans la vraie vie, quoi.

laisse3Bien, traversons la Manche et les Alpes.

Quoi, Rey ? Orson Welles est Américain ? Ouais bon… disons mais c’était quand même bien cette histoire de Manche… j’aurai pu en faire un truc. Bon ok, disons l’océan puis les Alpes.

Bon alors, Rossellini. Justement, carrément dans le réel quand immédiatement après-guerre il promène sa caméra dans l’Italie pétillante de la libération. Bon, il a pas de matos pour le son, il est allégé en somme, libre d’aller où il veut, sans une équipe et des camions à trimballer. Le son, on verra plus tard, qu’il se dit. Du coup, tac, il filme dehors, pas de décor pis il en profite pour rendre acteurs des non-acteurs, c’est à dire des gens qui agissent. Il veut faire  »Païsa ». Lui aussi, il est branché par cette histoire de réel mais il y voit pas pareil que le Grand-Breton, enfin l’Amerloc’ quoi. Lui, il se dit, on perçoit le réel par fragment. Notre réel, c’est une perception fragmentaire du réel. Fallait y penser, non ?
Pis il pousse le bouchon. Il se dit : « tiens d’ailleurs, ce qu’on fait dans la vie, c’est choper des fragments de réel pis on construit du lien entre eux. Du lien qui fait sens. Disons, on reconstruit une histoire à partir des bouts de réalité qu’on a aperçus. » Lui, il regarde d’un côté de la rue, puis l’autre, puis le ciel, quoi. Bon, ben, par exemple, à un moment t’as des partisans qui quittent un village pour aller faire un coup. Puis juste après, on les voit se cacher derrière des hautes herbes. Ils regardent derrière eux, au loin, ils voient le village qui brûle. Plan suivant, ils sont de retour au village et constatent les dégâts. Bon, ben là, je dirai, on est dans leur perception du réel. Pis, il y a pas d’explication. Rien. Qu’est-ce qu’y foutaient derrière ces herbes ? Qui a brûlé le village ? Des nazis ? Des miliciens fascistes ? Comment ça s’est passé ? Tout ça, mon gars, c’est à toi de le reconstruire. C’est ton boulot, comme dans la vie de tous les jours. C’est réaliste quoi. Rien d’autre à dire. T’as des fragments, pis tu te débrouilles, pas de laisse, pas de poignée de porte, rien.
laisse4Parce qu’en fait, ce qu’il dit Dédé, c’est que réalisme et liberté c’est lié. Y’a pas moyen de les séparer. Pis c’est vrai ça paraît logique. Plus le réalisateur se pose la question du réel, moins il essaye de te balader, plus il te laisse la possibilité de choisir, de construire, comme dans la vie. Et ouais. C’est tout. Point. Voilà, quoi.
Alors on se l’ai faite cette bouffe au 7 péchés. J’sais pas si tu connais mais au fond du resto il y a une banquette, près des chiottes. Sur cette banquette, il y a un tas de déguisements ce qui fait qu’une fois que les pots de côt’ ont fait quelques aller-retours avec le bar, ben les clients y commencent à loucher dessus. Y’en a toujours un qui initie le mouvement pis après c’est du grand n’importe quoi. Ce soir-là, on est bien tombé. Que même Dédé, il a sorti sa caméra. « Plan séquence ! » qu’il a dit. « Tu vois, c’est ça le réalisme ! Tu chopes du réel pis t’as tout qui vient… Regarde là, par exemple. Tu voudrais faire une thèse sur la norme, disons, la norme vs le désir, la pulsion désirante, ben tu ferais pas mieux, non ? »

Bon, ben si c’est comme ça, on organise avec mon pote Stéph une projection aux Sarrazineurs de La Rabbia de Passolini. (http://www.crefadlyon.org/#!cinducpop/c15sx)
Non mais !
Surlieutenant la riflette au texte & Koursk au dessin