Chroniques milanaises
Une série d’articles de Christophe Chigot, parti à la découverte des mouvements institutionnalistes en Italie. Comme en France, mais sûrement autrement, ces mouvements ont approché l’institution pour la déranger, la renverser, l’analyser avec ses protagonistes, en faire des objets politiques. Au programme, l’institution en négation de Basaglia et l’abolition de l’asile psychiatrique, le projet Olinda à Milan comme suite possible de l’abolition, Renato Curcio, l’institution totale, la prison, la socioanalyse narrative et bien d’autres pépites à se mettre dans la sandale.
« Je suis venu fermer l’asile psychiatrique ».
Entretien avec Antonio Restelli
Christophe Chigot : Bonjour Antonio et merci de prendre un peu de temps pour répondre à mes questions. Tu sais que je fais un stage pour trois mois à Olinda. Tu sais aussi que j’ai développé en France une activité autour de l’analyse institutionnelle[1] et que je souhaite découvrir ce qu’il se passe en Italie à ce sujet.
La figure de Franca Basaglia a été marquante en Italie. Dès notre première rencontre, tu m’as proposé de lire deux livres : L’Institution en négation et Psychiatrie et démocratie : conférences brésiliennes, histoire de me mettre dans le bain. C’était il y a deux mois et je poursuis depuis mes recherches.
Mon dispositif de recherches, au-delà de ces lectures, repose sur trois démarches :
Premièrement, travailler à l’occasion de ce stage sans trop savoir où je suis, qui sont les personnes, quel est l’organigramme. Travailler avec ceux qui travaillent à des choses simples, laver le sol, fabriquer des pâtes artisanales, faire la vaisselle ou des cafés.
Deuxièmement, tenir un »diario », un journal de recherches, un peu comme les ethnologues !
Et troisièmement écrire des articles pour un web-journal, Le Zèbre, afin de structurer quelques idées.
Antonio Restelli : Le Zèbre… ça veut dire quelque chose ?
CC : Oui, le zèbre, c’est ce cheval qui a des rayures…
AR : Ah, ok, la zebra !
CC : Oui, c’est aussi un animal non domesticable…
AR : Ah… le zèbre, c’est comme ça qu’on appelle les joueurs de La Juventus…
CC : Tiens donc… Bon, cet entretien sera retranscrit, puis traduit puis transformé pour une meilleure lecture. Il y aura donc des écarts à l’arrivée mais je te propose de t’envoyer la dernière version avant publication afin d’éviter de trop grandes contradictions.
AR : Très bien (en français).
CC : Bon, ma première question est : qu’est-ce que tu fais dans ou avec Olinda ?
AR : Je suis vice-président de la coopérative Olinda (cf. N°1 de la série) et bénévole. Je ne travaille pas pour Olinda, je travaille ici, dans cette institution, là où nous sommes, dans cette communauté psychiatrique liée à l’hôpital Niguarda[2]. J’ai le statut de membre fondateur de la coopérative Olinda et je fais partie du conseil d’administration.
Je tiens beaucoup à Olinda car j’y suis venu pour fermer l’asile[3] psychiatrique. C’était l’hôpital psychiatrique Paolo Pini. Je suis venu en 1994 quand j’ai su qu’il allait fermer. L’asile fonctionnait encore alors que la Loi Basaglia a été votée en 1978. Cette loi disait que les asiles devaient être fermés et remplacés par un service territorial mais ça a pris du temps. Les asiles ne prenaient plus personne mais il restait des gens et puis il fallait construire l’alternative. Ça a mis plus de vingt ans. En 1994 en Italie, il restait encore beaucoup d’asiles publics ouverts. Dans notre région, la Lombardie, il y en avait douze.
A l’époque je travaillais avec un public d’adolescents mais je m’intéressais déjà à la question de la psychiatrie et une amie qui avait fait l’école avec moi est venue ici, dans l’hôpital Paolo Pini, pour le projet de fermeture de cet asile. Déjà, elle et moi avec d’autres, nous voulions faire autrement, nous voulions créer, expérimenter des projets alternatifs à l’asile. Quand elle est venue travailler ici, elle m’a dit : « Ici c’est l’endroit où on peut faire des choses différentes, viens voir ». Et je suis venu (rires) ! C’était en 1994. C’était alors un projet expérimental et ici, nous ne savions pas encore bien quoi faire…
Il y avait Thomas[4], qui coordonnait ce projet de fermeture de l’institution asilaire. Nous devions fermer l’institution en coordination avec l’institution ! Belle contradiction.
Nous devions créer des activités, une entreprise d’économie sociale et transformer morceau par morceau l’asile. Il s’agissait d’une entreprise très intéressante car il s’agissait de détruire une institution très brutale. Les asiles étaient des institutions qui opprimaient et qui rendaient pires les personnes.
[2] Un des plus gros hôpitaux généralistes de Milan.
[3] Le terme utilisé par Antonio est ‟manicomio”, littéralement asile psychiatrique mais aussi hôpital psychiatrique.
[4] Encore aujourd’hui présent comme Président d’Olinda
Et donc, j’ai dit oui, super, j’en suis ! Bingo !
A la base, nous pensions que les ex-patient·e·s de l’asile, et de manière générale, les personnes qui ont des troubles psychiatriques, devaient accéder à un métier parce qu’avoir un métier signifie avoir un statut de citoyen à part entière. C’est aussi une reconnaissance. Quand on se présente, on dit toujours : « Bonjour moi je suis… » On dit son métier. Si tu dis seulement : « Moi, je suis fou »… Ça ne fonctionne pas. Dire un métier, ça les valorise. Nous devions donc créer une entreprise d’économie sociale et enseigner des métiers.
Nous avions comme but de créer des contextes où les personnes sont traitées à égalité et non comme des fous, des personnes qui valent moins, et à commencer vis-à-vis de nous-mêmes, nous devions les considérer comme égaux.
Nous avons donc commencé à explorer, à expérimenter des choses ici, à l’intérieur de l’hôpital Paolo Pini. Plus précisément dans la partie où il y a aujourd’hui le bar-restaurant Jodok et qui était alors un lieu… très spécial : c’était la morgue, fermée quelques mois avant. Nous avons commencé à reconvertir ce lieu et à travailler avec les personnes, ici, dedans. C’était difficile parce que dans l’asile, ça se savait. Transformer un lieu de mort en en lieu de vie était une mission quasi impossible. L’institution asilaire était folle : pour faire naître un projet novateur comme le nôtre, ils te font partir d’une chose brutale. La contradiction était forte mais nous avons dû l’accepter, accepter ce défi.
Après ces premiers moments exploratoires, nous avons commencé des cours pour enseigner des métiers. Un cours concernait le métier de barman, un autre de menuisier, un autre de secrétariat et un autre autour de la réparation de bicyclette.
CC : Qui participait à ces cours, vous les encadrants, tous, ou seulement les patient·e·s ?
AR : Ensemble, tous ensemble. Nous avons formé quatre groupes de 8 personnes qui avaient la volonté de créer l’une de ces activités. Ces groupes étaient composés d’un formateur ou d’une formatrice, d’un·e éducat·eur·rice, d’un·e assistant·e social·e ou d’un·e infirmièr·e de l’institution et de patient·e·s. La particularité de ces cours était que nous voulions apprendre à faire les barmen mais pas en théorie, dans le concret de la création de notre bar. Nous apprenions la menuiserie non pour faire la feinte mais en construisant une menuiserie. Certains enseignants avaient un bar, une entreprise, et nous nous appuyions aussi sur nos propres ressources, celles des éducateurs, des éducatrices, des patient·e·s,… C’était très intense, c’était beau.
Puis, ensemble, nous avons fondé l’association Olinda, le statut associatif étant plus simple que celui de la coopérative. Ça nous a permis de construire le modèle de l’entreprise. Un peu comme une start-up… Avec l’association, nous avons pu faire des erreurs, nous tromper, expérimenter.
L’association existe encore aujourd’hui. C’est une association à but non lucratif dont l’objectif est la promotion sociale. Elle a donc été fondée par des patient·e·s, les personnes à l’initiative d’Olinda et aussi par des citoyen·ne·s. En effet, nous avions demandé « qui veut fermer l’asile psychiatrique avec nous ? » et des personnes sont venues. Nous avions besoin d’eux, nous avions besoin d’extériorité parce que c’est dur de fermer l’asile de l’intérieur.
Et puis, en même temps, nous avons développé un projet culturel. La cité et l’asile étaient séparés. Il fallait trouver une manière de les mettre en communication. La culture le permet. La culture parle au cœur et non à la tête. Elle parle à tous, à ceux et celles qui sont malades, à ceux qui ne le sont pas, à ceux ou celles d’une culture ou d’une autre. Elle fait vivre des émotions.
Parfois, pour aller voir un beau spectacle, nous sommes prêts à passer un portail, c’est une motivation qui te permet en quelque sorte de casser le mur.
Et donc, l’association est née aussi pour gérer une fête, une grande fête qui a eu lieu durant l’été 1996. Nous avons ouvert pour une semaine entière l’hôpital, le parc. Nous avons construit, avec tous ceux qui voulaient venir avec nous, des spectacles, des moments de fête, l’accueil, l’organisation,…
C’était un risque. Personne ne pouvait savoir si ça allait bien se passer. Durant la fête, pour la première fois, nous avons ouvert le bar. Les apprenti·e·s ont été payé·e·s et sont donc devenu·e·s professionnel·le·s ! Nous avons ouvert la menuiserie et vendu des meubles restaurés de l’asile, des meubles des années 50, et d’autres choses que nous avions construites. Dans le parc, nous avons loué des bicyclettes. Et puis nous avons ouvert une librairie. Et ça aussi c’est une très belle chose.
A la fin, nous avons constaté que tout s’était bien passé, aucun·e patient·e ne s’était échappé ou ne s’était senti·e mal. Ils étaient même mieux. Le public était au rendez-vous, les citadins avaient dépassé le portail, étaient rentrés dans l’asile.
L’argent gagné a servi à fonder l’entreprise Olinda.
CC : C’est cette fête qui est devenue le festival Da Vicino nessuno e normale[1] ?
AR : Oui. Au début elle s’appelait Songe d’une nuit d’été, en référence à la pièce de Shakespeare. Beaucoup de gens sont venus durant cette semaine. Pour la préparer, nous avons travaillé un an. Tous les samedis matin, il y avait une assemblée ouverte pour construire cet événement. C’était une assemblée participative composée de patient·e·s, de citoyens, d’acteurs, d’opérateurs. C’était une assemblée puissante avec beaucoup de participant·e·s.
La raison pour laquelle je me suis impliqué ici, c’est pour continuer cet élan.
Puis la période de la formation professionnelle s’est terminée. L’étape suivante était de créer une coopérative sociale. Nous avons écrit les statuts avec les patient·e·s, ensemble, avec beaucoup de discussions. Ils disaient, par exemple, qu’il est très important d’écrire dans les statuts que « chaque tête a une voix ». Parce que dans l’asile, ce n’était pas comme ça. Le vote du psychiatre valait beaucoup, le leur, rien. Voter à la majorité, sachant qu’ils ont tous une voix, était très important pour eux.
[1] De près, personne n’est normal…
On a créé la coopérative à trente en 1998 avec toujours pour but de fermer l’asile. Nous avons réalisé tout le travail administratif pour cela. Nous l’avons créée avec tous ceux qui ont dit « ok, j’en suis » et qui prenaient donc leur responsabilité.
Nous avons ouvert la coopérative avec Diego comme premier salarié. Aujourd’hui il habite dans le centre de l’Italie. Il fait des saisons en Allemagne, s’est marié et a deux enfants. Le premier poste salarié était pour le bar parce que la première entreprise que nous avons montée était le bar.
Puis nous avons ouvert la menuiserie, puis la librairie – qui n’a fonctionné que deux ans, nous perdions beaucoup d’argent avec cette activité, une très belle activité mais très difficile économiquement – puis l’activité autour de la bicyclette qui, elle, n’est jamais partie comme nous voulions. Nous avions réalisé tout l’investissement pour que ça commence mais nous n’avons jamais trouvé les bonnes personnes pour faire fonctionner cette activité.
En 1997 nous avons développé la fête annuelle qui est devenue Da Vicino nessuno e normal, qui ne durait plus une semaine mais un mois puis deux puis nous sommes revenus à un mois. Nous l’avons stabilisée comme ça.
CC : Et alors, tout ça a été une grande aventure. Toutes les choses nouvelles. Les formations, la création des structures,… Et maintenant, c’est devenu autre chose, non ?
AR : Maintenant c’est une autre chose car la phase plus heuristique -casser les murs, ouvrir les portes, détruire l’asile- est finie. Et puis nous n’avions aucune expérience de l’insertion par le travail avec des patients psychiatriques. Rien n’avait été fait à Milan, il fallait aller à Trieste[1]. Aujourd’hui, nous savons mieux, nous sommes même devenus une référence en Lombardie.
Avant nous ne savions pas comment faire. Nous devions tout inventer. Reprendre des manières de faire, des logiques qui ont été développées hors du secteur de la santé mentale. Alors qu’avec des personnes qui souffrent de problèmes psychiques, il y a des particularités. Dans l’insertion, tu prends une personne et en six mois tu en fais un apprenti. Pour une personne avec un problème psychiatrique, il faut souvent plus de deux ans pour faire un parcours sur le travail. Les capacités, il les a, il apprend vite, souvent plus vite, mais c’est un processus plus compliqué.
CC : Je me demande comment dans un projet maintenant différent, loin de l’enthousiasme du début, comment garder l’énergie… Je ne sais pas, j’ai lu un peu Basaglia, pour lui, la fin de l’hôpital psychiatrique, de l’asile, est une étape, après il y en a d’autres… Mais peut-être que comme dans toutes les institutions, quand tout est un peu stabilisé, ça fait tomber l’énergie, non ? Par exemple, je n’ai pas vu d’assemblées encore, il n’y en a plus ou…
AR : Nous en ferons une dans quinze jours…
CC : Ah…
AR : Une assemblée pour faire le bilan annuel de la coopérative…
L’institution asile, n’existe plus. Elle a été substituée par l’institution hôpital qui a son département psychiatrique composé d’un service d’urgence, de communautés et d’un centre territorial d’accueil (CPS). Moi je travaille pour l’hôpital qui a quand même encore beaucoup de contradictions. Le secteur de la santé mentale aide mais contrôle aussi. C’est une contradiction. Et il y a parfois des abus dans le contrôle, mais aussi dans l’aide, lorsque l’on assiste trop les gens. Trouver l’équilibre est toujours difficile.
Et puis les choses ont changé dans le champ de la psychiatrie. On ne souffre plus des mêmes maux parce que la société a changé. La société produit aujourd’hui d’autres maux.
La coopérative est une institution privée. C’est une institution sociale mais quand même faite de personnes privées. Elle aussi est une petite institution. Elle a, elle aussi, changé. Si au début elle était beaucoup plus dans le mouvement, dans la lutte, ce mouvement est encore présent mais elle a aussi aujourd’hui beaucoup plus de responsabilités. La responsabilité de l’entreprise, de garantir les salaires des personnes. Aujourd’hui Olinda a cinquante salarié·e·s, cinquante travailleurs et travailleuses.
Fais le compte : cinquante, ça fait beaucoup d’argent par mois ! Si tu fais une petite erreur, elle peut en devenir une énorme.
Nous avons donc dû nous structurer. Ce n’est pas encore parfait mais nous avons beaucoup changé, nous nous sommes beaucoup améliorés. Une fête de trois jours comme celle de ce week-end[2] où vont venir plein de gens, nous ne savions pas bien la gérer. Nous n’avions pas de procédures. Aujourd’hui oui, nous pouvons. Ce n’est pas facile avec des milliers de personnes, ce n’est pas facile non plus quand peu de gens viennent, mais nous pouvons gérer.
C’est clair que nous sommes plus structurés. De plus, ces trois dernières années nous avons développé notre professionnalisme. Au début, il était plus important que les personnes que nous engagions soit à l’aise dans le contact, dans la relation, puis elles apprenaient peu à peu le métier. Maintenant, nous avons besoin, au contraire, qu’elles aient plus de professionnalisme. Si notre cuisinier n’est pas bon, les clients s’en vont. Les frais ne sont pas couverts.
CC : Oui, oui, je l’ai vu au Jodok, il y a des pros !
AR : Si tu vas au Puccini[3], là-bas, le professionnalisme est encore plus grand. C’est un type de public différent, plus exigeant, avec plus d’argent, et donc le service doit être différent. C’est plus difficile. Donc, nous commençons à enseigner le métier ici, au Jodok, pour se professionnaliser, puis peu à peu, quand les personnes s’améliorent, elles vont travailler au Puccini. Mais aussi à Lecco[4] où il y a un projet très intéressant. C’est une pizzeria. C’était un lieu réquisitionné à la mafia. En Italie, il y a une loi qui permet de réquisitionner les biens récupérés à la criminalité organisée. Après 20 ans, il y a eu un appel d’offres pour remettre ce lieu à un projet social. Ramener quelque chose qui était dans la criminalité à quelque chose qui fait du bien à la cité.
Nous avons répondu et nous avons gagné le droit de l’utiliser pour ce projet de pizzeria. Nous faisons la pizza à lévitation lente, au levain, naturelle. Une pizza de haute qualité. C’est une activité qui fonctionne très bien. Elle demande un niveau de professionnalisme élevé, mais là aussi nous faisons de l’insertion par le travail.
CC : Et il y a encore des nouveaux projets maintenant ? Des créations de structures, d’activités,… Ça se fait encore ?
AR : Oui, depuis septembre par exemple, nous avons pris en gestion un restaurant. Dans la zone où se tenait l’expo[5]. C’est un projet très expérimental. Parce que maintenant que l’expo est finie, il n’y a que quelques entreprises. C’est une zone privée, tu ne peux pas rentrer comme tu veux. Mais dans le futur, quand il y aura beaucoup plus d’entreprises qui se seront implantées, ça deviendra un nouveau quartier et donc, si nous réussissons -je ne sais pas si nous réussirons parce que c’est un projet difficile- ça sera un autre morceau de futur pour nous très intéressant.
Nous sommes aussi en train de négocier en ce moment le reprise d’un lieu dans une aire historique de Milan qui s’appelle Trotter. Trotter parce qu’avant c’était une aire pour les chevaux. Puis c’est devenu une école avec un parc très beau. Dans les années 70, c’était une école expérimentale. Encore aujourd’hui, il y a des crèches, des écoles maternelles, primaires et des collèges de grande qualité. Dans les années 70, beaucoup d’enseignants ont expérimenté des modes éducatifs nouveaux. C’était un lieu avant-gardiste.
Récemment, ils en ont restructuré une partie. En plus de la partie dédiée aux écoles et à leur administration, ils souhaitent développer une partie plus sociale avec les associations du quartier, qui sont nombreuses, et installer un bar-restaurant pour faire revivre le quartier… C’est là que nous souhaitons mettre en place une nouvelle activité d’insertion par le travail.
Olinda est devenu un peu un modèle qui est en quelque sorte étudié, copié, parce que nous avons cette capacité à utiliser les biens publics avec des projets économiques qui ont une finalité publique, qui ressource le territoire, le quartier.
Depuis les débuts d’Olinda, nous avons prouvé que nous pouvions utiliser l’argent public pour créer des projets qui, à terme, s’autofinançaient. Depuis 1994, beaucoup de choses ont changé. Il y a toujours moins d’argent public. Avec notre modèle, nous pouvons toujours expérimenter des projets nouveaux et les faire vivre par eux-mêmes. C’est ça qui est beau.
Mon travail salarié a lieu dans l’institution de l’hôpital. Si je reste enfermé dans cette institution, je risque de faire un travail qui exclut plus qu’il n’aide les patient·e·s.
Utiliser aussi la coopérative dans mes projets professionnels me permet d’avoir d’autres ressources. Le projet Manipasta[6] est un projet qui a été inventé pour qui est loin du travail. Ceux qui ne sont pas encore prêts. L’institution a souvent ce problème : « Je peux travailler ? Non, tu n’es pas prêt ! » Comme dans les asiles : « Je suis guéri ! Non, c’est moi qui décide quand tu seras guéri ! Quand tu seras prêt…». Un projet de ce type sert à essayer. Quand tu te rends compte que tu as des capacités, tu peux les améliorer. Tu peux prouver que malgré les médicaments qui sont là pour t’aider, tu peux progresser. Et puis le jour où tu dis : « Mais moi je me sens d’aller travailler », je me dis, super, passons à l’étape suivante en s’appuyant sur les choses positives qui ont été développées.
Quand le psychiatre a entendu, que la personne a commencé ce parcours, il ne lui parle pas que de sa maladie, il parle aussi des capacités du malade, des évolutions. Parce que c’est une des causes de la maladie que d’être réduit seulement au statut de malade. Si le psychiatre dit : « Super, travaillons sur ce projet de travail et après on pourra travailler sur le projet d’habitat, ensemble », on commence aussi un processus de guérison sociale. Tu continues à prendre des médicaments, à avoir des rendez-vous, mais ça t’ouvre un autre canal dans la vie. Et quand ça s’ouvre, ça ne se referme plus. Tu prends le chemin pour redevenir citoyen.
[1] Trieste, Gorzilla exactement où Basglia et son équipe ont détruit le premier asile en Italie.
[2] Le week-end du 16 et 17 juin Radio popolare organisait sa fête annuelle avec Olinda.
[3] Bar tenu par Olinda dans un théâtre milanais, en ville.
[4] Une ville à 50 km au Nord de Milan.
[5] Milan accueillait l’année dernière L’Exposition universelle ; il en reste une grande zone seulement peuplée de pavillons, façon concours d’architectes.
[6] Fabrique de pâte artisanale. Littéralement : ‟mains pâtes”, un jeu de mot quoi…
Le projet Manipasta va dans ce sens. Mais c’est un projet qui ne peut pas avoir lieu dans l’institution, ça demanderait de passer par trop de procédures, un parcours impossible. Ni même dans la coopérative d’ailleurs, il n’est pas assez rentable. Il a lieu à travers l’association mais tout de même en lien avec la coopérative. L’association apporte la souplesse au niveau du temps passé, au niveau financier, des normes aussi. Je le réalise bénévolement, j’en prends la responsabilité, seul, bien qu’il regarde l’institution hospitalière -il permet aux patient·e·s d’avancer, d’aller mieux- et la fabrique de pâtes, c’est un maillon dans l’insertion par le travail.
J’y suis tous les jeudis. Il faut absolument de la continuité. Je m’arrange pour cela. Ce n’est pas facile, ça demande un engagement important de ma part, je dois m’arranger avec l’institution, ma famille aussi. Je prends sur mon temps libre, mes jours de repos…
CC : Et ceci est l’autre face des projets comme Olinda : l’engagement, l’implication des éducateurs ? C’est ça qui fait tenir ces projets, non ?
AR : Oui mais la flexibilité, la souplesse, c’est ça aussi qui casse les murs. C’est ce qui permet. Olinda permet cette flexibilité, les institutions sont trop rigides. Mais il y a des personnes, même dans ces institutions, qui s’en rendent compte. Des psychiatres me disent : « Super, le projet que tu mènes, c’est bien, ça apporte beaucoup », ils me soutiennent, s’engagent plus dans leur travail d’ailleurs. Il se crée des rapports de confiance à l’intérieur de l’institution, de la reconnaissance aussi.
CC : Mais le risque est aussi de ne rien faire…
AR : Certo.
CC : Merci Antonio, nous avons déjà pas mal de matière… Mais je me dis qu’une deuxième interview serait précieuse.
AR : Tu ne m’as posé qu’une question !
CC : Ça c’est de la non-directivité ! Encore merci Antonio.
Christophe Chigot
Avec le soutien intransigeant de Bénédicte Geslin.
Dessins de Koursk