Chanson pour la future génération

Cet article a été rédigé le vendredi 16 février suite à la diffusion du témoignage filmé de Judith Godrèche sur Médiapart.
Il est publié 10 jours plus tard, simplement parce que nous souhaitions obtenir l’accord préalable de certaines personnes concernées par le propos.

Chanson pour la future génération

Je viens de voir le précieux témoignage de Judith Godrèche sur la chaîne « À l’air libre » de Mediapart et c’est vertigineux. Non pas que je tombe des nues puisque comme tout le monde, j’imagine que j’étais « quelque part » au courant. Disons qu’à tout le moins, je soupçonnais l’existence ces pratiques malsaines dans le cinéma, que personne ne veut voir et dont personne ne souhaite entendre parler. Mais parler, elle Judith Godrèche, a choisi, ou plutôt a réussi à le faire, après tant d’années. Un long cheminement qu’elle nous raconte avec ses mots. Parfois difficiles à formuler. Mais avec l’intime conviction qu’elle pourra peut-être se « réapproprier son enfance volée ». Et même si ça ne se fait pas, surtout dans l’univers du cinéma : « non mais tu imagines le nombre de filles qui auraient aimé être à ta place ! » Ah bon ? Une « lolita à la Kubrick » de 14 ans maquée de facto avec un gugusse de 40 : qui aurait envie de ça ? Et par exemple pour sa fille ? Ainsi parle-t-elle avec ses mots, plein cadre, et ce qu’elle dit me cause vraiment à l’intérieur. Avec l’intime conviction que tout le monde devrait l’écouter à ce moment-là.

Notamment durant les 20 premières minutes, quand elle explique que « le consentement », le fameux consentement, n’existe tout simplement pas quand on a 14 ans et que l’on a à faire face – rétrospectivement parlant – à un abus de position dominante. Dans la « grande famille du cinéma » et a fortiori dans la grande famille tout court, puisque c’est bien sûr là que l’inceste – oui « l’inceste » qu’il faut absolument nommer – fourmille dans l’ombre, comme le glyphosate dans nos belles campagnes françaises. Insidieusement. Mais insidieusement et « Grâce à dieu », la plupart du temps, les faits sont prescrits. Des faits de viols et d’agressions sexuelles, en l’espèce sur mineur.e.s, s’il est utile de le rappeler. Personnellement, ça me rappelle les histoires que ma mère avait fini par me raconter, après son propre cheminement à elle de près de 50 ans. Elle avait trois grandes sœurs qui avaient toutes été abusées par leur père et leur oncle, quand elles étaient mineures. Et cela avait même continué après leur majorité, jusqu’à ce qu’elles puissent se marier et enfin « foutre le camp » de la maison, quitter cette grande famille qui, « quelque part » était au courant. Alors oui bien sûr, c’était une autre époque, c’était d’autres mœurs. Et « l’abus de position dominante » est aujourd’hui un terme utilisé essentiellement en économie pour qualifier le comportement d’une entreprise visant à fausser la libre concurrence. Et pourtant. Cette histoire de famille ressemble à tant d’autres histoires de familles. Parfois sous les feux de l’actualité mais en général totalement et/ou volontairement ignorées.

Je vous invite ainsi à lire le rapport effarant de la CIIVISE : Commission Indépendante sur l’inceste et sur les Violences Sexuelles faites aux Enfants.

Une commission dont le président Edouard Durand, juge pour enfants de son état, a été « bizarrement » évincé en novembre dernier. Peut-être parce qu’il prenait son boulot trop au sérieux ? Peut-être parce qu’il pensait trop fort que la parole d’enfants victimes est quelque chose de sacré ? Voici ce qu’il a déclaré concernant son éviction : « Ma conviction est celle-ci : nous parlons de violences sexuelles faites aux enfants. L’interdit universel n’est pas de violer les enfants. Il est d’en parler. C’est toujours le messager qui est rejeté ».

Et là je vous invite à relire et à ruminer cette phrase prononcée non pas par un dangereux gauchiste wanarchiste mais par un juge : « L’interdit universel n’est pas de violer les enfants. Il est d’en parler. C’est toujours le messager qui est rejeté ».

Celui qui aide pourtant l’enfant à cheminer, jusqu’à dire les choses. Et l’on parle de mineur.e.s ; alors imaginez la galère (l’enfer !) que cela doit être pour les personnes majeures ou devenues majeures. Abus de position dominante, enfance sacrée ou massacrée (?), cheminement, libération de la parole ? Les mots se bousculent et interpellent jusqu’au président de la République. Lui qui a décidé il y a peu et devant les caméras, de défendre a priori l’agresseur présumé (Depardieu) plutôt que ses victimes, au prétexte qu’il serait « un monstre sacré » du cinéma. Un « monstre », oui manifestement comme Jacquot et Doillon, et « sacré » comme le père Preynat ? Hey ho doucement ! Et la présomption d’innocence bordel ?! Elle existe et c’est tant mieux, mais elle a bon dos, notamment face au nombre de plaignantes et de victimes, elles aussi présumées. Et que dire de la présomption de « dégâts irréversibles » ?

Entendons-nous bien : il n’est pas question de juger un homme avant son procès. Il est juste question d’entendre cette histoire de « cheminement » ô combien difficile. Ne pas la dénigrer ou carrément l’évacuer comme l’a fait le président. Là encore ça me rappelle quelque chose de personnel comme ça doit forcément vous rappeler une histoire à vous aussi, malheureusement. La fille d’une de mes amies, alors qu’elle n’avait pas 10 ans, avait osé évoquer, après des années, les « choses bizarres » que lui faisait son grand-père quand il la gardait et alors que sa mère travaillait. Pourquoi petit à petit, elle ne voulait plus aller chez son grand-père. Il y a eu un procès. Ça a pris beaucoup de temps. Elle a fini par dire clairement les choses et « dénoncer » son grand-père. Ça a été très dur à vivre et inévitablement pour sa mère, elle-même fille dudit grand-père. Qui a été condamné, ne serait-ce qu’à l’éloignement de sa petite fille. Un mois plus tard, je ramenai cette dernière chez elle en voiture avec ma propre fille (du même âge) suite à une ballade bordemer. Je voyais qu’elle me regardait dans le rétro et à un moment elle m’a dit : « tu sais Zine ce que j’ai fait ? », comme si elle cherchait autant que faire se peut, une sorte d’approbation. Je lui ai répondu : « oui ma chérie je sais et tu as bien fait ». J’étais fier d’elle mais je ne savais pas vraiment comment le lui dire et surtout devant ma fille. Elle a esquissé un sourire et nous n’en avons jamais reparlé. Elle a aujourd’hui 18 ans et je la croise encore souvent. On ricane de tout mais certainement pas de « ça ». Elle sait qu’elle peut compter sur moi et c’est amplement suffisant. Si ce n’est que cela m’a beaucoup appris sur ledit « cheminement ». N’en déplaise au président et sachant qu’un grand-père quel qu’il soit, célèbre ou non, est quasiment par définition dans nos sociétés modernes et dites civilisées, un autre « monstre sacré ».

Quant à l’actuel ministre de l’intérieur, il vient de voir son « non lieu » confirmé en cassation, suite à une plainte pour viol. Grand bien lui fasse. J’aurais aimé qu’il démissionne de ses fonctions le temps de « laver son honneur » comme cela se fait chez nos amis britanniques et scandinaves, mais passons. Il est donc innocent et puisse l’actuel président de la république, vanter ses qualités de « coureur de jupons », grand séducteur devant l’éternel. Et finalement alimenter d’une façon ou d’une autre cette « culture du viol » qui nous été transmise depuis des lustres, à nous les hommes, insidieusement ou pas. Et par exemple depuis la bible où, comme chacun sait, la femme est d’emblée dépossédée de son corps. Pour devenir objet de culte. Ou bien objet sexuel qui ne dit pas son nom ? Manifestement le deux mon général. Jusqu’à légitimer au fil du temps l’abus de position dominante ? Et le « droit à importuner » si chère à madame Deneuve ? Mais dîtes-moi : comment fait-on quand on a par exemple 14 ans pour savoir si on a affaire à un prédateur sexuel ou pas ? Ce que heureusement nous ne sommes pas tous et loin de là. Sauf que. On a vraiment du pain sur la planche… et je m’explique.

J’avais séjourné dans une grande ville américaine il y a longtemps et je me rappelle avoir été à la fois choqué et attiré à l’époque par les innombrables talk-shows et autres couvertures de journaux qui faisaient leur beurre en refourguant systématiquement du sordide, c’est dire de sombres histoires de viols et meurtres de femmes, qui visiblement « passionnaient » le public. Photos en « une » à l’appui. Et voilà ce que ça m’avait inspiré pour tenter d’expliquer ce voyeurisme par destination et ce penchant virant à l’idolâtrie, tant pour l’effigie que le corps de femmes mortes (!) : « Homme je suis et homme j’ai été culturellement imprégné par des siècles de domination et d’imagerie masculines. Un genre de dogme qui s’évertue entre autres depuis des lustres à cataloguer les femmes : des sorcières aux passionarias en passant bien sûr par les saintes, les putes, les boniches, les lolitas et les fatales. Pour mécaniquement les réduire à un corps. Un corps initialement et soi-disant sacralisé mais surtout fantasmé, caché, érotisé, glorifié puis historiquement conspué, calomnié, exhibé, déshumanisé, brûlé, démembré. Un corps finalement dérobé. Et publiquement écartelé entre fétichisation absolue et fascination morbide pour la violence qui lui était faite. Des sorcières aux passionarias… Sans oublier ma mère, mes sœurs, ma compagne et ma fille. Ni toutes les autres qui me susurrent à l’oreille qu’il serait peut-être grand temps de se réveiller et d’en finir avec ce putain de cauchemar récidiviste intergénérationnel ».

C’était hier et aujourd’hui devant cette page à noircir, je pense toujours à elles. Mais je ne pense surtout pas à leur place. Leurs mots, à l’instar de ceux de Judith Godrèche, suffisent amplement à décrire l’ignominie. J’aimerais simplement et de façon totalement utopique qu’elles n’aient pas à se sentir régulièrement en danger dans la rue, les transports, au travail et de partout. Qu’elles n’aient pas quasi constamment à subir le poids, les remarques, les jugements, l’inégalité etc. inhérents à ce putain de système patriarcal. Mais je pense également à moi-même et à mes congénères : comment est-ce seulement possible de supporter tout ça et pendant encore combien de temps ?! Comment faire pour détruire cet ancien monde qui s’accroche becs et ongles à son pouvoir et à sa position dominante ?! Attention ! Je ne suis pas en train de faire basculer le phénomène vers une analyse en terme de classes sociales : concernant les violences sexuelles faites aux femmes, mineures ou pas, tous les milieux sont évidemment concernés. C’est plus un constat général quant à l’état de ce monde que l’on est censés transmettre à nos mioches : quel que soit le sujet (égalité hommes femmes, sauvegarde la planète, paix dans le monde, inégalités sociales etc.), la marche de l’histoire et l’idée même de progressisme sont freinés des deux pieds par un conglomérat (pseudo-intellectuel, économique, politique et religieux) de personnes qui ont manifestement un intérêt à freiner. Ici on va parler de fascisme écologique, là de terrorisme féministe, ou encore là de wokisme subversif qui viseraient à annihiler notre histoire, notre culture, nos traditions. À vrai dire mec, si tes traditions c’est de violer les femmes et la planète, va bien te faire cuire le cerveau ! Et je sais que tu vas bientôt mourir pour laisser la place à de nouvelles générations. Qu’elles soient éclairées ou pas, là est la question qui importe vraiment. Mais j’ai l’intime conviction que la jeunesse est moins débile que nous et nos parents. Et tant pis si je me trompe. Je pense quoi qu’il en soit avoir trouvé à la fois un partisan de choc et une sorte de mentor en la personne de Edwy Plenel. Il racontait la semaine dernière chez « Affaires Sensibles» sur Inter, comment il était fier que Mediapart ait accompagné Adèle Haenel et #Meeto. Comment il était fier que Mediapart n’appartienne qu’à ses lecteurs et puisse ainsi continuer à faire un vrai boulot de journalisme d’investigation, qui ne plait vraiment pas à tout le monde. Spécialement aux hommes de pouvoir. Mais également aux journalistes « chiens de garde » qui gesticulent aux ordres de ce même pouvoir. Et notamment aux journalistes qui abusent de leur pouvoir comme ce chien de PPDA. Là c’est moi qui en rajoute hein et je ne suis même pas désolé : y’a pas de comptes à rendre, juste des comptes à régler ! N’empêche que Edwy Plenel semblait confiant dans l’avenir, alors même qu’il décidait de quitter la direction du journal en ligne qu’il a créé. Confiant dans cette histoire en marche et confiant dans cette jeunesse qui finira par sinon renverser, au moins changer les us et les coutumes de ce foutu ancien monde. J’aimerais avoir sa confiance et sa manière pondérée de dire les choses. Et j’aimerais tellement que l’ordre ancien finisse pas nous lâcher la grappe. J’aimerais en définitive pouvoir chanter à ma fille et à la prochaine génération : « le monde de demain quoi qu’il arrive vous appartient ».

Texte : Laurent Zine
Photos : Enna Pator