Alain « Speedy Koublaï » Kan, Mongoloïd Emperor
« À force de vivre la nuit… Longtemps je me suis couché de bonne heure. »
« Proust en 1980 ? Écrire sur le temps ? Non. Si je rencontrais Proust en 80, je lui dirais : « Désolé, cher Marcel, je n’ai plus le temps de vous lire… » J’y ajouterais : « Pardon. »
Manière d’autobiographie autant que manifeste électrique qui n’aurait pas dépareillé au Soleil Noir de Claude Pélieu et consorts (la beat generation française), voici qu’est aujourd’hui exhumé L’Enfant Veuf, roman unique et ultime doigt d’honneur de celui qui, le 14 avril 1990, sans perte ni fracas, disparut corps et biens dans une bouche de métro parisien(ne). Une sortie de piste à jamais nimbée de mystère pour l’étoile filante (et nonobstant filandreuse) de la scène punk hexagonale.
« Mais alors, que fais-tu Alain Z. Khan à déranger ces feuilles blanches innocentes ?
Je les viole, je porte atteinte à leur blancheur, je jouis le sperme de mes cartouches d’encre noire sur leurs faces imberbes, je ne prétends rien proposer sinon les clichés, les mots, les fièvres qui collent à la peau, qui crachent sur Jules et Jim le venin nauséabond de l’ennui, de l’amour, de la dérision, la dérision étant la seule femme qui berce et apaise leurs nuits de brouillard intense. La dérision : dernière chance pour être tragique. Les séquences qui suivent font partie de « leur » histoire, elles n’en sont aucunement détachées. Polaroïd en action, tirage instantané, scénario vécu. Black and white sur guenilles tachées par la débauche. La rue est devenue une école de prostitution où l’on n’ose se hasarder qu’en tremblant. La formule est commode, extensible et malléable. Les blousons de cuir ne sont plus vraiment noirs. Le noir est dans l’orifice central de l’iris de l’œil. Contraction, lumière intense, pupilles mortes. Où sont les camélias ? Il ne reste que l’orchidée rouge qui se forme dans le tube de plastique. La seringue à jet continu est prête à fonctionner… »
Où Charles Baudelaire fixerait Daniel Darc qui maquillerait Alan Vega qui enculerait Lou Reed… Où l’ange bleu exterminateur, telle une gitane sans filtre épaississant de ses volutes les brouillards des nuits berlinoises, sortirait entre louve et chienne du Schall und Rauch pour prolonger son tour de chant au Wilde Bühne. Croix de fer à la boutonnière, croix gammée dans le dos, épingle à nourrice au lobe, toujours prêt, même sans scoot (l’abbé rôde), à faire surgir le scandale au grand bal des fantômes donné par l’oncle Adolf. Qui a abusé de toi quand tu étais petit. Qui te hante et t’étrange sans relâche, toujours plus loin dans la nuit. Du Palace au Gibus, des Bains-Douche à Barbès, en passant par les ruelles d’où sourdent les chants d’amour des joueurs de braguette. OK Corral by night without any Taxi Girl. « À l’ombre de la canaille bleue » chère à Pierre Clémenti, dans la neige de Pigalle chère à Juliet Berto et dans les nuages noirs d’anges en cuir façon Scorpio Rising. Sous les veines de la ville. Until the end. Until the dawn. Downer and downer jusqu’au dernier métro. Qui n’est pas qu’un film de Truffaut. Qui t’a avalé tout crû comme les cochons du Spectacle.
Faut dire que t’avais le look, coco… Une vraie diva à la Devo. A fortiori quand, dopée au speedball, tu chevauchais le dragon rue Blanche comme la nuit, pour mieux siroter le lait des aubes avec la fleur no future de ta génération : Alain Pacadis, Yves Adrien, Christian Eudeline ou Christophe ton beau-frère, dernier des Bevilacqua. Et puis surtout avec n’importe qui, à commencer par toi-même et ta solitude, ta solitude à faire pâlir celle de Léo Ferré. Maudit dandy titubant sous les alcools colorés, les spotlights blafards, les grands flashes au néon. Aussi belle qu’une balle, aurait dit ton ami Darc.
Strass travesti, make up, rimmel qui coule, boule à facettes… n’en déplaise à David, un Bowie est avant tout un couteau de chasse. Un « cruiser », façon Fassbinder ou Pacino chez Friedkin. Mèche courte sur tête peroxydée, cocktail au TNT attendant son étincelle : un doigt de Johnny Thunders pour abraser la fosse, une rasade de Richard Hell pour ne pas faire fausse route, une larme de Lili Marlen pour l’amertume, un trait de poudre pour éclaircir le trouble, et le tour est presque joué au pays de Lewis Carroll. Reste à noyer le tout au gin (moulé façon Sticky Fingers des Stones), à bien secouer le précipité, en rythme, Tonic, shake it babe, shake it strong, puis servir on the rocks. Ça marche à tous les culs, secs ou non : bois ton « mets-l’ange » jusqu’à complète volatilisation…
Telle fut la vie d’Alain Kan : à toute berzingue, tous carburateurs flingués, avec un zeste de Perversita (l’album illustré par Bazooka)… Depuis les cabarets de Saint-Germain, canotier sur la tête à la Trénet, jusqu’au glampunk de Gazoline (avec Fred Chichin, futur Rita Mitsouko), empruntant entre-deux le passage yéyé, à mi-chemin entre Monsieur 100.000 volts et Antoine et ses élucubrations… Flirtant dès les débuts avec la censure (Le P’tit photographe, avec Dani), rendant hommage aux marges. Comme un pèse-nerfs possédé, une valse speedée, une décadanse sur la corde raide pied au plancher. Prenant soin de flouter toutes les frontières sur un air de « tout doit disparaître ! » que n’aurait pas renié Céline. Pour preuve : on n’a jamais revu la balle perdue… Elle a filé. Disparue au coin de la rue. Et Gary Cooper s’éloigna dans le désert… Fondu au noir au fond de la bouche comme un Smartie’s de Jim Jarmusch (ô la belle rime à l’hémistiche !)… Il n’empêche… Quelques années plus tard, elle reste là, la belle balle, une balle de vinyle sombre qui rebondit sans cesse, pas perdue pour tout le monde. Il suffit d’écouter le magicien qui, de sa baguette, a inséminé nombre d’artistes). Et le feu follet de poursuivre aujourd’hui son chemin, à travers les fulgurantes pages de L’Enfant Veuf. Poètes, vos papiers !
Marco Jéru
Discographie sélective d’Alain Kan:
- La vie en Mars (reprise de Bowie)
- Star ou rien
- Ma solitude
- Heureusement qu’en France on ne se drogue pas
- Speed my speed
- Devine qui vient dîner
- Dracula
- Les blouses blanches
- What ever happened to Alain Z. Kan
- Parfums de nuit