Carnet de routes qui ne mènent nulle part # 13

Carnet de routes qui ne mènent nulle part 

Chroniques d’aventures indélicates sur les routes nord-américaines.
Entre le blues du Delta et la baie des Anges.
Entre les plages de Miami et les terrains vagues de Motor City.
Entre fiction et réalité. Entre hier et aujourd’hui.

Un carnet de routes à parution et destination aléatoires.

Mudhoney @ Warfield SF (c) John Doe

13. Seuls les poissons morts

On choisit ses amis mais rarement son désert. Notamment quand il s’agit une énième fois de le traverser au cœur de la nuit. Ainsi avais-je erré puis cavalé des heures durant, la peur au ventre et le visage lacéré par une armada de ronces, qui m’attendait tapie dans chaque buisson où j’espérais trouver refuge. Mais dans l’obscurité, il me fallait coûte que coûte continuer d’avancer. Rejoindre ce foutu nulle part où je pourrai enfin me terrer. Avec le palpitant qui cognait brutalement au niveau des tempes, ainsi que dans toutes les veines immédiatement disponibles. Imprimant à ce sauve-qui-peut un rythme frénétique option écervelé. À l’extrême limite de ce que j’imaginais pouvoir encore encaisser. Imbriqué que j’étais, me semblait-il, dans un tableau de Pierre Soulages. Suffocant littéralement parce que submergé par des couches de noir successives. Mais à la différence de Redford dans La poursuite impitoyable – il y a sûrement pire comme référence mais dans mon cas présent, y réfléchir à deux fois aurait été une vaine perte de temps – je n’avais aucune idée de ce que je fuyais. Non aucune. Raison de plus, manifestement, pour courir encore plus vite. Plus fort. Plus loin. Là où les vagues de sombre finiraient par s’échouer. Et souiller un rivage autrefois enchanteur. Loin des yeux mais forcément proche du cœur. Hello darkness my old friend.

Je ne me rappelle pas avoir vu de la lumière ni comment j’avais finalement atterri là : dans un immense théâtre « à l’italienne ». Il avait néanmoins subitement envahi toute la scène de ma débandade, avec son alignement interminable de fauteuils d’orchestre rouges et de balcons suspendus. Nourrissant en moi l’impression que j’avais entièrement repeint l’édifice avec mon propre sang. Le noir ayant ainsi salement viré au venin carmin. Et voilà que je m’accrochais à un pauvre siège, en attendant fébrilement le début du spectacle.

« This is not the end. It is not even the beginning of the end. But it is, perhaps, the end of the beginning » (Winston Churchill, 1942)

Je ne l’avais pas vu non plus arriver mais telle une ombre dérobée, elle se tenait là à mes côtés. La femme sans visage. Elle avait pris ma main et l’avait serrée très fort, jusqu’à ce que mes pulsations ralentissent. Que mon corps finisse par s’évanouir du réel. Que je puisse enfin ne serait-ce que l’écouter. Mais elle n’avait rien à dire. Parce qu’il n’y avait rien à dire. Nous savions pertinemment qui nous étions et cela suffisait. J’avais pensé toute la soirée à son frère disparu. Son frère qui était aussi un peu le mien et que la mort avait fauché un an auparavant, sans que l’on sache vraiment ce qui lui était arrivé. Sa disparition m’avait à l’époque anéanti et je m’étais simplement endormi en ressassant nos quatre cents coups. Mais pour l’heure, j’étais toujours désespérément accroché à mon fauteuil. Sans même concevoir qu’il existait quelque part une issue de secours. À tout le moins une issue. Elle me caressait les cheveux. Me connectait à sa paix intérieure. Peut-être pour que j’oublie qu’il n’y avait personne d’autre dans ce damné théâtre. Et que nous étions, tels les balcons, suspendus au dessus du vide. C’est désormais à elle que je m’agrippais. Parce que le vide jouait méchamment à l’aspirateur. Parce que je ressentais en elle une volonté inaltérable. Parce que je n’avais pas le choix. La femme sans visage qui m’avait rejoint au beau milieu d’un atroce cauchemar pour bientôt le transformer en un rêve éveillé. Et l’on trouverait bien tous les deux le lendemain au lever du jour, un moment pour repenser la scène. Rejouer le film avec ou sans Redford.

N’empêche que le fameux lendemain au réveil, je me suis chuchoté que ce serait peut-être pas mal d’arrêter les drogues. Vade retro satana. Mais c’était peine perdue. Je savais certes pertinemment que mes excès me satellisaient plus souvent que de raison dans de ténébreuses divagations, mais justement ! Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la prise de substances psychotropes ne répond pas forcément à un genre de stratagème pour échapper à une trop dure réalité… Nope ! Plutôt pour rejoindre une « réalité augmentée » ou diminuée si vous préférez. Mais une réalité autre, avec ses propres mécanismes de réaction et/ou de ressentir. Qui vous permettent parfois d’atteindre, intellectuellement et sensuellement parlant, une sorte de firmament. Et la divagation d’emprunter alors un chemin certes sinueux mais lumineux. Bien sûr il faut au préalable connaître voire maîtriser les effets possibles de la prise de dope sur son organisme et sur son mental. « Avec parcimonie et en choisissant bien ses amis » aimais-je répéter. C’est bien sûr un peu risqué, et loin de moi l’envie d’encourager tout le monde à se défoncer comme dans l’univers de la finance, du cyclisme ou du cirque Pinder. Mais si l’on met illico de coté l’héroïne, le LSD, le crack et le Fentanyl (etc.) qui n’incitent pas exactement de mon point de vue à la joie intérieure ; avec les ecstasys, les méthamphétamines, la MD, la kéta voire la weed, cela me semble plus domesticable. Mais surtout, épisodiquement, en parfaite adéquation avec une montée d’adrénaline, par exemple sexuelle ou musicale. Les deux en même temps, ça matche formidablement ! Depuis Haight-Ashbury jusqu’à Madchester en passant par Motor City. Et si vous êtes au volant à ce moment-là, le décollage orgasmique est même généralement garanti par tous les constructeurs automobiles. Grand écart aidant, autant avec votre partenaire qu’avec le code de la route. En laissant derrière soi des kilomètres de sourires aux dents blanches. Et en admettant de facto que la satellisation par les sens ne tolère aucune sorte de modération. Satanas is my co-pilot. Définitivement.

Quelques fantasmes et une dépressurisation plus tard, sur la route nous y étions. Mais pas n’importe quelle route. La corniche Number One s’il vous plait (!) qui reliait le nord ouest de L.A à San Francisco, en longeant l’Océan pacifique. Et c’était juste magnifique. Un vrai plan anti-gamberge au départ de Santa Monica. Alors autant dire que cette-fois-ci, on a pris de le temps de prendre tout notre temps. Il n’y avait qu’à effectivement. Se laisser kidnapper par les nuances de bleu qui quadrillaient l’horizon. Et se laisser dériver sur des falaises qui défiaient le temps et les éléments. Avec seulement quelques goélands pour nous apostropher et nous guider vers le nord. Je ne sais si la Oldsmobile avait autrefois déjà emprunté ces rivages ? Mais elle semblait désormais totalement autonome. Insensible à la dangerosité des virages et à l’incandescence aveuglante du soleil couchant. Attendu que le pilotage automatique n’avait pas encore été inventé à ce moment-là, c’est à se demander si nous ne subissions pas de nouveau les effets prolongés de quelques substances illicites. À moins qu’il ne soit simplement question de douceur de vivre, Blue Sky, Chabada bada, Hollywood chewing-gums et compagnie. Et voilà qu’après l’épisode marée noire option Los Angeles Nightmare, je me désagrégeais littéralement dans un genre de psychédélisme contemplatif façon San Francisco Flower Power. Le bien et le mal ? Le rouge et le noir ? Le Yin et le Yang ? Absolument tout et son contraire ? Mouais… Plutôt le moment opportun pour avouer que j’ai toujours eu depuis l’enfance une fascination pour Nadia Comaneci en particulier et pour le grand écart en général. Le plus difficile étant de savoir mentalement enchaîner les acrobaties. Et basta cosi.

« All the roads lead somewhere but it’s not yet to your door » (Ted Leo & the Pharmacists, 2004)

Il y avait d’un côté l’illusion d’avoir les yeux perchés au bout du monde et de l’autre l’impression que nous en avions franchi l’ultime étape de la vantardise humaine : mais qui donc aura la plus belle villa en bord de mer ? Et bientôt la visite du lieutenant Columbo ! Désolé de jouer encore le gauchiste de service au beau milieu de ce cadre So close to Paradise. Sauf que. Traverser Malibu puis Santa Barbara pour rejoindre les plages de surfeurs blondinets à Big Sur m’avait instantanément fait penser à la série avec Peter Falk. Son imper fripé, sa vieille 403, ses cigares dégueulasses, son air débonnaire et son penchant pour les joies simples de l’existence. À l’exact opposé du mode de vie des nantis et autres parvenus sur lesquels il enquêtait : amour, gloire et beauté certes, mais également petits meurtres entre amis, jalousie, soif de pouvoir, arrogance, machiavélisme, dédain pour la justice et les classes subalternes. Un véritable enchantement n’est-il pas ? Mais dans de somptueuses demeures dominant le Pacifique. À ce propos, je ne saurais trop vous conseiller la lecture du bouquin jubilatoire écrite sur le sujet par Lilian Mathieu : Columbo, la lutte des classes ce soir à la télé. Et si on m’avait dit qu’un jour je vanterais les mérites d’un lieutenant du LAPD, j’aurais immédiatement changé de trottoir.

 

Monterey Bay Aquarium (c) John Doe

Mais pas question de changer d’histoire. D’autant que nous avions rendez-vous le soir-même avec des Manta Rays : celles-la-mêmes qui viennent au bord du rivage pour se faire chatouiller le dos à la tombée du jour. Il s’agissait ainsi de ne plus trop flâner en chemin ni de digresser en mode lutte des classes, pour rejoindre dare-dare la 6e dimension en direct du Monterey Bay Aquarium ! Et autant avouer derechef qu’aller ricaner avec des requins à l’intérieur d’un monumental ascenseur translucide a vraiment à voir avec la mise en orbite sensorielle sans même qu’il soit question d’avaler quelque pilule radioactive que ce soit. Poisson dans l’âme, c’est à ce moment-là que je me suis promis d’aller tremper un jour avec mes semblables – des « grands blancs » qui eux, n’ont justement pas la folie des grandeurs – pour goûter à l’ivresse des profondeurs et de la respiration artificielle. Aventurier en herbe, c’est à ce moment-là que je me suis promis de continuer éternellement à bourlinguer le bleu de la planète et même simplement par la pensée. Only dead fish go with the flow.

 

 

No Fucking Brakes !

Remontés par notre ascenseur émotionnel subaquatique, ainsi avons-nous quitté Monterey pour rejoindre Santa Cruz California, station limite balnéaire positionnée à cheval sur un Longboard et sur la fameuse faille de San Andreas. Santa Cruz où nous étions invités à faire enfin halte après plus de deux mois de bagnole en mode zigzags depuis la Floride ! Conviés par notre Amy américaine parfaitement bilingue et totalement punk, croisée plusieurs fois auparavant en France. Santa Cruz avec ses routes et trottoirs exagérément gondolés suite à un énième tremblement de terre, territoire de rêve pour tous les Easy Riders du bitume. Santa Cruz et son parc d’attractions, ses spots de surf, sa grande roue, ses Burritos champions du monde et ses vendeurs ambulants de tout et surtout de five stars weed. Santa Cruz et son magnifique campus « UC SC », où nous avons atterri pour loger quelques semaines durant, dans une belle et grande demeure peuplée d’une douzaine d’étudiants venus des quatre coins du pays pour soi-disant finir leurs études. Rétrospectivement, je ne me souviens pas d’une raya à ce point-là open-mind et qui faisait autant la bringue que ces messieurs-dames. À commencer par le soir-même de notre arrivée, pour la fêter manifestement comme il se doit. Et rayer définitivement de la carte, nous concernant, tout embryon de retenue et/ou de morale judéo-chrétienne qui restaient ancrées en nous depuis le vieux continent. Disons que réfugiés ainsi à 50 miles au sud de ‘Frisco, entre les vapeurs d’alcool et le grunge qui saturaient l’atmosphère, c’était comme si nos hôtes et nous-mêmes avions délibérément fait un pas de côté en Amérique, pour abandonner aux rednecks les vertes prairies et aux mormons Salt-Lake-City. Entre les vapeurs d’alcool… il y avait aussi cette fille avec sa casquette L7 que j’avais franchement du mal à quitter du regard. Mais je restais désespérément cimenté dans mon coin à attendre le prochain séisme. Qui arriva finalement avant même que j’eusse trouvé le temps de marmonner quoi que ce soit. Elle se tenait là face à moi, les yeux dans les yeux, à 50 cm de distance. J’imagine sans mal avoir failli m’évanouir avant qu’elle ne décrète que je devais immédiatement danser avec elle, de préférence en mode rapproché. La timidité socialement maladive de la vieille Europe coloniale avait du plomb dans l’aile. Bientôt décapitée par la légèreté on ne peut plus directe d’une jeune femme du nouveau continent. Elle, froid aux yeux ? Jamais. Et c’est lorsqu’elle a soulevé sa casquette que j’ai eu la sensation d’être satellisé façon navette spéciale, parmi les étoiles exactement. Sous sa visière était simplement imprimé « no fucking brakes ! » Dans cette pub pour Damart au fin fond de la galaxie californienne, freiner n’était effectivement plus une option.

 

Can’t stop won’t stop la suite. Dès le lendemain, nous nous trouvions au concert de Mudhoney au Warfield de San Francisco. Salle magnifique aux désormais fameux balcons suspendus, mur du son, public sur-vitaminé et… L7 en première partie. Tout ça ressemblait étrangement à l’insouciance contagieuse d’un genre d’été indien. À croire que l’air vivifiant de la baie vous transformait illico en moitié punk moitié hippie, naviguant au gré du vent jusqu’à la prochaine station interstellaire estampillée Golden State. Et c’est vrai que dans les parages, même les keufs étaient sympathiques. Comme ce soir-là proche de Haight Street, alors que nous essayions lamentablement d’ouvrir la Oldsmobile dans laquelle nous avions oublié les clefs sur le contact. Les flics avaient alors crocheté en rigolant la porte de la voiture avec un cintre, avant de nous souhaiter bonne route. Comme cette nuit en rentrant imbibés d’un concert de DOA au Fillmore et qu’ils nous avaient arrêté sur la numéro 1. Ils avaient tracé une ligne de quelques mètres sur la terre du bas-côté de la route, demandé à tous les occupants du véhicule de la prendre à croche-pieds pour tester leurs réflexes et laissé le volant pour rejoindre Santa Cruz à celui ou celle qui avait réussi l’exercice. Insouciance et douceur de vivre. Si ce n’est qu’à la contemplation béate de leurs parents beatniks, nos camarades de jeu comme nous-mêmes, avions plutôt l’impression de « vivre à 100 à l’heure les moments de notre vie ». Conscients à la fois de notre bonne fortune limite scandaleuse et que le désespoir qui peuplait les refrains des chansons que nous écoutions, finirait inévitablement un jour par revenir cogner à notre porte.

Mudhoney @ Warfield (c) LZ

 

En attendant, c’était tous les soirs concert ou Party at Ground Zero pour reprendre le titre emblématique de Fishbone, seul groupe de poissons morts à remonter tous les courants de la musique américaine. Ainsi étions-nous tombés raides dingues amoureux : des gens, de la géographie et du mode de vie. Comme si il suffisait dorénavant de se laisser aller à vivre cette grande messe pour le temps présent. Telle de la friture ondulant dans une rivière en crue.

 

 

À suivre…

Laurent Zine          

 

Carnet de routes qui ne mènent nulle part #12