[Bring The NoiZe : une rubrique discophile récurrente mais à périodicité totalement aléatoire ; on y parle de disques plus ou moins obscurs (mais pas toujours) et publiés pour la plupart par des micro labels tenus par des passionnés enthousiastes et dévoués (mais pas seulement) ; alors autant dire que la seule règle de conduite suivie ici est celle de la subjectivité voire de la mauvaise foi… ce qui signifie également que la meilleure façon de découvrir des musiques, des groupes et leurs disques, c’est d’aller les écouter et de se faire une opinion par soi-même]
Si la musique adoucissait réellement les mœurs, ça se saurait. Et si la plupart du temps elle provoquait autre chose qu’un joli ennui poli et lointain, ça se saurait également. Heureusement de temps à autres on tombe sur un disque qui fait vraiment du bien. Awo, deuxième album de Ukandanz, est de ceux-là. Ukandanz est un drôle de mélange de musiciens européens (Damien Cluzel à la guitare et aux arrangements, Lionel Martin au saxophone, Benoit Lecomte à la basse et Guilhem Mercier à la batterie) avec le chanteur éthiopien Asnake Guebreyes. D’un côté on retrouve donc des gens qui jouent dans des groupes tels que Kouma, Polymorphie, Ni et PoiL – donc des trucs plutôt rock (ahem, est ce que « rock » signifie réellement encore quelque chose ?) et jazz – et de l’autre il y a ce chanteur incomparable, cette voix à la fois féline et de velours, rugissante aussi bien que caressante.
Mais surtout le groupe occupe un terrain de jeu qui n’appartient qu’à lui : Ukandanz reprend des standards folkloriques (encore un mot que je déteste) et des chansons populaires du répertoire éthiopien, le tout réarrangé à grands coups d’électricité tapageuse, de fulgurance free voire d’agressivité noise. Loin des idées reçues sur les fusions entre musiques occidentales et « ethniques » (décidément cette chronique est truffée de gros mots), Ukandanz réussit le double exploit de donner une autre vie à des chansons d’une beauté sidérante et en plus de rendre cette musique d’un naturel confondant. Je veux dire : ici pas de citations caricaturales ou d’emprunts stéréotypés, tout semble couler de source, entre énergie, stridences et émotion (ah non, ça ce n’est pas un gros mot) et les cinq musiciens de Ukandanz ne font qu’un, c’est un vrai groupe et non pas un chanteur accompagné par un groupe de tricoteurs qui essayent de tirer leur épingle du jeu. Mention spéciale tout de même à Asnake Guebreyes dont le registre, l’interprétation toute en finesse et en sensations fortes ferait des ravages même chez le plus obtus des fans de hair metal favorable à la déchéance de nationalité pour les musiciens à l’esprit aventureux et curieux. Awo est publié en vinyle par Dur Et Doux et Bigoût records, la version numérique étant assurée par Atypeek.
Damien Cluzel joue également de la guitare baryton au sein de Polymorphie, projet dont l’initiateur est le saxophoniste Romain Dugelay. A leurs côtés (oui il y a un accent circonflexe à « côté ») il y a le batteur Léo Dumont – qui joue aussi avec ces deux là dans Kouma et Pixvae – ainsi que le saxophoniste Clément Edouard (de Lunatic Toys et Loup) et Marine Pellegrini et Lucas Garnier (aka le duo Erotic Market). Même s’il serait aisé de mettre tout ce petit monde dans la case pré-remplie « musiciens de jazz », Polymorphie dépasse et englobe les genres, les amalgame et les transcende. Freeture, noise-rock et même electro se côtoient avec un bel esprit d’inventivité et un à-propos qui là aussi ne ressemble jamais à un vulgaire collage.
Mais le propre de Polymorphie c’est de nous raconter des histoires via la voix/narration de Marine Pellegrini. Voix, le bien-nommé et premier album du groupe, était principalement basé autour de textes de Nick Cave. Avec Cellule, Polymorphie s’attaque à l’univers carcéral et à l’une des pires expériences humaines : être prisonnier entouré de quatre murs infranchissables. Les textes sont signés Oscar Wilde, Jean Zay, Albertine Sarrazin ou Paul Verlaine, aux côtés desquels on trouve un auteur anonyme, Xavier. Un choix de textes peut-être parcellaire mais un beau choix, qui donne à réfléchir sur l’enfermement et la réalité trop souvent oubliée de la prison à une époque – la notre – où les libertés individuelles fondamentales sont largement bafouées au nom de la sécurité de l’Etat, de « l’unité de la Nation » et de la protection dogmatique de valeurs républicaines qui n’ont effectivement de valeur qu’aux yeux de celles et ceux qu’elles confortent dans leur aveuglement. Si la prison enferme, outrage et humilie, notre petit monde confortablement extérieur glisse lui tout doucement dans l’engrenage dystopique d’un monde effrayant. Cellule est disponible en CD et en vinyle via le Grolektif.
Pour finir, reparlons un peu de Clément Edouard puisque les Lunatic Toys ont publié courant 2015 leur troisième album Ka Nis Za sur le label Signature/Radio France. Outre le saxophone baryton de Clément, le trio est composé d’Alice Perret (claviers et Fender Rhodes) et de Jean Joly à la batterie. Une formation ramassée pour une musique pleine de trouvailles et de surprises. Bien qu’évoluant dans des sphères là aussi plutôt « jazz », la musique des Lunatic Toys est largement alimentée par des influences beaucoup plus diverses et forme un tout résolument cohérent et passionnant. Et si on peut aussi la qualifier de « free », ce terme est à prendre au pied de la lettre et non pas dans sa définition musicale « historique », c’est bien de liberté dont il s’agit ici, la liberté de ton et surtout, des envies.
Peut-être plus spontané et direct que les deux premiers disques du trio (Tô et Briciola, respectivement publiés en 2010 et 2012 et que je vous conseille également très vivement), Ka Nis Za est cependant un album d’une richesse sans cesse renouvelée. On y retrouve avec bonheur les fulgurances décomplexées et limite tapageuses des Lunatic Toys mais aussi ce goût prononcé pour une certaine poésie un rien mélancolique. Toute l’alchimie du groupe réside peut être dans ce dosage à fleur de peau d’équilibristes qui finalement ne semblent répondre qu’à la seule règle de leur instinct. La musique des Lunatic Toys peut être aussi belle que puissante et émouvante. Elle reste surtout d’une inventivité sidérante.
Hazam.