Un peu de lecture # 2

Tim Dorsey : Florida’s Parano

« La Floride est si belle qu’on pourrait la croire civilisée ». Plongez-la dans le révélateur, grattez le vernis… le bain d’acide bousillera fissa votre jolie carte postale avec palmiers, baleines apprivoisées, toboggans aquatiques en forme de tire-bouchon, naïades en string et Flipper le dauphin : le « Meilleur des Mondes version Disney » va se dissoudre comme neige au soleil et pour notre plus grand bonheur, l’acide de Dorsey est excellent, jubilatoire.
En seize ans et autant de romans, il s’impose comme le roi du Gonzo au pays du bling-bling, des alligators, des requins de la coke et des fusées dans l’espace. Situations abracadabrantes, dialogues désopilants, Dorsey est expert ès feux d’artifices et conjugue polar noir et humour explosif. Et comme la moitié seulement de ses livres a été traduite en français, cela augure encore de belles tranches de rire…

orangelandAu rayon déjantés du polar, on a bien sûr John Dortmunder chez Westlake, Mongo chez Chesbro, Pete Bondurant chez Ellroy… Comptez désormais avec Serge A. Storms chez Tim Dorsey. Storms comme les tempêtes, comme les ouragans aux prénoms féminins qui ravagent régulièrement le golfe du Mexique. Au seuil du milieu de la quarantaine ou dans ces eaux-là, Serge est effectivement une tornade ambulante. Grand, costaud, ce schizophrène patenté, abonné à la HP et grand paranoïaque devant l’Éternel, est doublé d’un historien hors-pair de son bled : la vaste et plate et tropicale Floride. De Jacksonville aux Keys en passant par Miami, de Talahassee à Naples en passant par Tampa et Orlando, Serge connaît l’histoire de son pays sur le bout des doigts. Il peut être en pleine cavale ou en pleine poursuite, il pile scrupuleusement tel le Beep-Beep de Tex Avery quand il croise un site à son goût historique. Histoire d’enrichir ses compagnons de voyage ou bien, au gré des imbroglios, d’ouvrir une agence de voyages décalée, ou une chaîne de télévision locale et décalée, à moins que toutes ces manœuvres ne visent plus simplement à brouiller les pistes, semer le sens commun, foutre le bordel, retourner la CIA contre le FBI, voire à devenir, qui sait, sénateur ou président des Etats-Unis… En attendant, notre animal vit d’expédients, de petites et grandes escroqueries, comme le franc-tireur en planque qu’il est condamné à être en raison de ses troubles psychiatriques.
Car il a beau être taré, Serge, il l’aime, son pays. Et il met un honneur certain à en défendre les valeurs. Connaissant par cœur sa grande et ses petites histoires, ses multiples cultures et le cinéma qu’on y a fait de Key Largo à Miami Vice, il devient un citoyen très zélé quand il s’agit d’y ramener l’ordre (ou l’image qu’il en a). «  A quoi va ressembler la Floride si nous ne sommes même pas capables de nous rappeler notre propre histoire, je vous le demande ? (…) Qu’est-il donc arrivé à ce pays ? Il n’y a plus d’esprit de sacrifice. Les gens vivent au-dessus de leurs moyens ; ils s’achètent des jet-skis qu’ils sortent deux fois par an. Les belles voitures, les Rolex, c’est tout pour la flambe. Ils bouffent leur grain au lieu de le semer. Au Texas, il y a une expression pour désigner les types de ce genre. On dit : ils ont le chapeau, mais pas le troupeau.» Du coup, tout ce cirque, ça le fout régulièrement en boule, Serge. « En général, il fallait un cocktail de quatre antidépresseurs pour [le] maintenir à niveau. En fait, il s’agissait simplement d’un problème de tension. Son excès d’énergie le plongeait parfois de tels états d’excitation qu’il finissait tout bonnement par disjoncter. Lorsque sa conscience se trouvait ainsi hors-circuit, il était capable d’accomplir les pires atrocités avec autant de détachement que si tout cela se produisait sur un écran de télévision à l’autre bout de la pièce. En l’espace de cinq minutes, il passait sans transition de la plus émouvante tendresse à la violence la plus extrême. »`

tmA ses côtés, déviance oblige, on trouve une galerie de repris de justesse toujours borderline, de l’inénarrable Lenny, l’éternel stick de beuh aux lèvres, à Coleman, alcoolo jamais repenti, en passant par Sharon Rhodes, une blonde allumeuse et alcoolique experte en chantage, et enfin La Ville et La Campagne, deux copines super open je vous dis pas. Et quand cette cour des miracles se met en mode road-movie, s’ensuivent évidemment des équipées sauvages pas piquées des hannetons, intrigues en formes de merveilleux foutoirs traversés par la faune typique du coin : mafieux trafiquants de poudre, hordes de retraités spoliés par des agents immobilieux véreux, immigrés cubains ghettoïsés loin des centres gentrifiés, politiciens corrompus et lâches, club des sosies d’Hemingway, alligators et crustacés, j’en passe et des meilleures…
⁃ Je ne voudrais pas te froisser, souffla Lenny, mais ça m’a l’air terriblement bordélique, tout ça.
⁃ Il faut que ça ait cet air-là. Les mathématiciens ont découvert qu’il y a un ordre dans le chaos. Et moi, j’ai décidé de tabler dessus.

Bienvenue dans la littérature foutraque et fractale de Tim Dorsey : comme l’illustre barbu cité deux lignes au-dessus aurait pu le dire au cours d’une de ses chasses à l’espadon fortement enrhumée, vous risquez de mordre à l’hameçon…

Marco Jéru

Livres de Tim Dorsey parus chez Rivages : Florida Roadkill, Hammerhead Ranch Motel, Triggerfish Twist, Orange Crush, Stingray Shuffle, Cadillac Beach, Torpedo Juice…