Il est toujours amusant, lorsqu’on a assisté au tout premier concert d’un groupe puis lorsqu’on l’a suivi de loin en loin pendant quelques années, de se retourner discrètement afin de mesurer tout le chemin parcouru et, bien sûr, d’apprécier à sa juste valeur ce que le groupe propose aujourd’hui. C’est précisément ce phénomène, mélange de souvenirs tenaces et de brouillard intime, qui s’est produit avec CARNE , un duo lyonnais qui vient de publier son premier véritable album, Ville Morgue . Un disque sombre et poisseux comme je les aime et qui marque une étape décisive pour le groupe, entre aboutissement réel et début de nouvelles aventures.
Difficile maintenant d’affirmer quand tout a basculé, difficile de déterminer le moment précis où Carne est passé du stade de groupe qui se débrouille plutôt pas mal et dans lequel jouent des jeunes gens sympathiques (et beaux) à celui de bonne grosse calotte générant cet état fébrile du fanatique définitivement converti. Peut est-ce lors de ce concert en janvier 2012 dans la cave de Buffet Froid et en compagnie des affreux Cult Of Occult (dont je t’ai causé la semaine dernière) que je me suis dit pour la première fois que ces deux mecs avaient désormais leur petit truc à eux, qu’ils le maîtrisaient parfaitement et que je n’allais plus les lâcher…
En ce moment, question musiques à grosses guitares plombées et/ou névropathes – pour faire vite : entre hardcore, metal et noise-rock – ce ne sont pas les groupes lyonnais qui manquent et on peut citer Alabaster, Burne, Cheverny (dans lequel joue également le batteur de Carne), Lovgun, Michel Anoïa et j’en oublie sûrement. Mais Carne n’est pas en reste et demeure tout simplement le plus massif du lot, pratiquant un hardcore noise et sludge majoritairement mid-tempo qui gagne sans cesse en intensité par la seule force apparente d’une ténacité féroce et implacable. Ville Morgue regorge de compositions indociles, bestiales et grésillantes qui réussissent le pari d’aller droit au but sans tomber dans le simplisme de l’acharnement. Une densité du propos qui n’en démord pas. Et on remarquera au passage ce Slave/Her sur lequel Marion (ex-Overmars, ex-Abronzius et ex-Slashers) fait un featuring au chant à te donner la chair de poule – comme d’habitude avec elle, devrais-je rajouter.
On imagine alors très bien que si Carne est arrivé à ce niveau c’est aussi parce que le groupe s’en est donné les moyens. Et Carne fait également partie de cette nuée de groupes qui ont inlassablement répété dans les locaux de GRRRND ZERO . L’emploi du passé composé est malheureusement de mise puisque le collectif lyonnais a du déménager en avril 2013, l’ensemble bâti qu’il occupait et géré par le Grand Lyon étant promis à un avenir urbain tout beau tout propre via la Zone d’Aménagement Concertée dite « des Girondins ».
Bien sûr les élus locaux et Grrrnd Zero ont trouvé un semblant d’entente et un nouveau lieu pour reloger tous les groupes et toutes les associations jusqu’ici hébergés par Grrrnd Zero ainsi que pour pérenniser l’activité de concerts du collectif (Grrrnd Zero à sa belle époque c’était en moyenne 150 concerts par an !). Mais l’adresse du 60 avenue de Bohlen à Vaulx-en-Velin, désignant une friche industrielle et complètement inexploitable où TOUT est à reconstruire, peut également résonner comme un piège ou en tous les cas la tentative de renvoyer une activité liée aux musiques et cultures underground loin du centre névralgique de la ville des lumières (ahem). Une appréhension toute personnelle mais confirmée ces derniers mois puisque le collectif Grrrnd Zero a volontairement été mis dans le flou tant par les responsables politiques que par ceux de la Drac (Délégation Régionale Aux Affaires Culturelles) concernant la convention d’occupation du lieu et les éventuelles aides financières nécessaires pour procéder à un chantier d’envergure et tout remettre aux normes. Soyons clair : aménager 2000 m² de friches industrielles c’est hors de prix et même les 300 000 euros initialement promis semblent insuffisants pour y arriver… Sauf que lorsque le collectif Grrrnd Zero s’est finalement senti piégé parce que sans réponses fiables et fermes à toute ses questions, il a eu raison de tirer la sonnette d’alarme. Les pouvoirs publics et élus locaux se veulent néanmoins rassurant, même si la réaction semble tardive : alors que le cas Grrrnd Zero commençait à faire parler de lui dans les « médias » lyonnais, le collectif a comme par magie reçu une convention sur une première tranche de financement des travaux du 60 avenue de Bohlen et, à l’heure où vous lirez ces lignes, quelques représentant de Grrrnd Zero seront sortis d’une réunion avec la Drac et qui s’est tenue ce lundi 16 décembre, il s’agit de la première réunion formelle depuis des mois !
Tu comprends donc aisément pourquoi, cher lecteur, l’album de Carne s’intitule Ville Morgue et pourquoi sa pochette est ornée d’une photo de Grrrnd Zero Gerland (ou de ce qu’il en reste…). Aujourd’hui ce sont des dizaines de groupes qui sont privés de locaux de répétition ; ce sont des tournées d’autres groupes qui ne passent pas par Lyon parce qu’il n’y a plus de structures adéquates pour les accueillir dans le cadre d’une organisation économiquement altruiste mais viable et équitable – l’entrée d’un concert Grrrnd Zero se situe aux alentours de 6 €uros ; c’est donc tout un espace de création qui est menacé. La crainte reste que le retard déjà accumulé pour la réouverture d’un lieu adéquat ne cesse de s’accumuler encore et qu’entre la fermeture des locaux de Gerland et l’ouverture de ceux de Vaulx-en-Velin il ne s’écoule de longs mois supplémentaires… L’autre crainte est que Grrrnd Zero ne puisse occuper durablement ses nouveaux locaux et qu’après deux ou trois années tout soit de nouveau à recommencer. Les souhaits voire revendications (légitimes) du collectif sont donc très simples et on ne peut plus clairs : une occupation plus que prolongée du 60 avenue de Bohlen et des moyens accrus pour établir durablement cette belle utopie musicale et culturelle. Une position dont je ne puis être que solidaire à 100 % et au Zèbre nous ne manquerons pas de donner rapidement des nouvelles fraîches de Grrrnd Zero, qu’elles soient bonnes ou mauvaises… Pour se tenir au courant il est également fortement conseiller de s’inscrire à la newsletter de Grrrnd Zero en suivant ce lien .
Carne – Ville Morgue (Solar Flare records)