David Foster Wallace : La Comédie Infinie…

pur trip !

Roman culte aux États-Unis depuis sa sortie en 1996, La Comédie Infinie, après quelques absences et lenteurs éditoriales bien de chez nous (lesquelles mériteraient à elles seules une note de bas de page de plusieurs pages 1), a fini par trouver traducteur à sa démesure et s’avère l’objet le plus hors norme de la rentrée littéraire. Un labyrinthe en expansion qui, à la manière d’un Pynchon debordien ou d’un Selby sternien, déploie de concert trois univers et divers registres de langue sur 1500 pages… dont 300 de notes et errata de bas de page ! Une anticipation sociale en forme de précipité chimique, mettant à bas les illusions contemporaines pour dévoiler les fondements d’une culture apocalyptique. Drôle et terrible, acide et sublime, un tourbillon de siphonnés pour conjurer l’assouvissement illimité des plaisirs…

DFWallaceDepuis La Maison des feuilles (Mark Z. Danielewsky, Denoël, 2003) ou 2666 (Roberto Bolaňo, Actes Sud, 2010) je n’avais pas rencontré objet littéraire si expérimental, digressif et puissant – un livre, a fortiori un pavé de 1500 pages, c’est quand même fait pour être jeté comme un cocktail Molotov et pour exploser les formes de la chose littéraire, mettre une claque au lecteur et lui procurer une bonne petite montée avant la chute. Écrire, c’est cathartique ou pas la peine. Et à cet exercice-exorcisme, rares sont ceux qui réussissent. David Foster Wallace, oui.
Alors voilà : nous sommes en Amérique, dans un futur proche. Les USA, le Canada et le Mexique ont formé une fédération surpuissante (l’ONAN bien nommé), et la Société du Spectacle a gagné : les habitants ne vivent plus qu’à travers la télévision et ses rediffusions, les médicaments et le drogues, l’ultra-consommation et le culte de l’excellence. Le temps lui-même a été privatisé : chaque année est sponsorisée par une marque, qu’elle soit de barre chocolatée, de savon ou de sous-vêtement pour adultes incontinents. Dans cette anomie post-capitaliste, l’auteur engendre la famille Incandenza : James, le père, est ingénieur optique et réalisateur de films expérimentaux à ses heures. Il dirige avec sa femme Avril, agrégée de grammaire, une école de tennis pour champions. Orin, l’aîné, est devenu une star du football américain. Mario, le cadet, handicapé physique, est une sorte de freak éternellement accompagné de sa caméra. Hal, le benjamin, est un tennisman surdoué promis à une belle carrière : un classement ATP et le superflu décorum du star system.
A travers les complexes de cette famille géniale, l’auteur propose une sorte d’eschatologie des pulsions affectives, nous conduisant inéluctablement à la fin du monde, ce monde farci de produits avariés plus ou moins recyclables : une écurie de jeunes champions de tennis tentés de se doper pour améliorer leur performances, un centre de réinsertion pour alcoolos et toxicos qui cherchent à décrocher via d’interminables groupes de paroles, une zone inhabitable (la Grande Concavité, soit le Vermont actuel) abandonnée à la radioactivité de ses déchets et à des espèces mutantes (des enfants et des hamsters géants), un faux journaliste travesti / vrai espion de l’ex-CIA, un groupe terroriste de culs-de-jatte québécois, un jeu de conflit nucléaire mondial (l’Eschaton, élaboré à partir de matériel de tennis) et, last but not least, un film (La Comédie Infinie) qui suscite une addiction mortelle… Autant d’ingrédients que l’auteur réussit à monter en sauce pour en faire un polar politique et métaphysique d’une rare envergure…
Entre bouffonnerie surréaliste et délire lucide, logorrhée joycienne et dialogues au couteau, Foster Wallace réussit à faire à Boston (qui est ici l’épicentre du cataclysme nord-américain) ce que la série Wire a fait à Baltimore : embrasser d’un même souffle le quotidien d’individus que rien ne relie a priori. Rien, sinon les grandes problématiques de notre temps, ce qui fait le monde tout en provoquant sa chute : la marchandisation du monde et du temps ; la culture de la compétition ; la dérision et le cynisme ; la tyrannie hygiéniste et l’inflation cosmétique2 ; le monopole culturel généré par un système de diffusion télé unique ; la solitude existentielle aggravée par l’illusion de présence entretenue par la télévision ; la consommation excessive de produits en tout genre (dope et médocs mélangés) ;  la gestion des déchets nucléaires (appelée ici l’Annulation) ; la gestion des exclus dans les centres de réinsertion des AA (Alcooliques Anonymes) et des NA (Narcotiques Anonymes). Tout cela se tient. Tout cela fait système. Et c’est contre ce système, qui établit souverainement la Liberté de choisir et le Droit au Divertissement, qu’un groupe de terroristes en chaises roulantes, des séparatistes québécois prêts à perdre leurs jambes sur des rails de trains, est entré en lutte. Par la dissémination sur tout le territoire états-unien d’un film qui tue, La Comédie Infinie.
DFWallace« Que sait-on ? C’est une production états-unienne, cette cartouche de Divertissement. Peut-être l’œuvre d’un Américain à l’intérieur des États-Unis. Les E.U. adorent le spectacle, c’est ce qu’enseigne votre culture. Je le répète : tout est dans choix. Quand je vous dis de choisir avec grand soin ce que vous aimez et que vous tourner la chose en ridicule, je m’interroge. […] voilà ce qui arrive quand un peuple est incapable de choisir quelque chose à aimer au-delà de son propre moi. Un États-unien mourrait, et laisserait mourir ses enfants un à un pour ce film, le soi-disant Divertissement parfait. Il mourrait pour avoir la chance de recevoir cette agonie à la petite cuillère, de mourir de plaisir dans sa maison chauffée, seul, sans bouger : Hugh Steeply, je vous le dis avec toute la gravité d’un citoyen voisin : oubliez un instant le Divertissement et songez à ce que sont devenus les États-Unis pour que votre Bureau prenne cette chose au sérieux et la craigne : un tel pays peut-il espérer vivre longtemps ? Survivre en tant que Nation ? Exercer une bien moindre domination sur les nations des autres peuples ? Si ces autres peuples ont la faculté de mieux choisir ? De mourir pour une plus grande cause ? De renoncer à leur maison chauffée, à leur femme aimée, à leurs jambes, à leur vie même, pour quelque chose qui dépasse leurs désirs immédiats ? De choisir de ne pas mourir de plaisir, seuls ? » […] Vous n’avez que ce mot à la bouche : liberté ! Pour votre pays muré. Toujours à crier : « Liberté ! Liberté ! » comme si le sens de ce mot était évident pour tout le monde. Mais je vais vous dire, ce n’est pas aussi simple que ça. Pour vous, être libre, c’est être libéré de, mais personne n’explique à vos précieux individus états-uniens ce qu’ils doivent faire. Vous ne connaissez que cette signification : être libéré de la contrainte, de la peine. […] Mais être libre de, et non pas seulement libéré de, hein, qu’est-ce que vous dîtes de ça ? Les contraintes ne viennent pas toutes de l’extérieur. Vous faîtes semblant de ne pas le comprendre. La liberté de faire. Comment choisir librement si le choix se limite à des gourmandises infantiles, si vous n’avez pas de père aimant pour vous guider, vous informer, vous apprendre à choisir ? Il n’y a pas de liberté de choix si on n’a pas appris à choisir. »
En attendant, quand vous irez à la librairie, choisissez La Comédie Infinie : vous n’en mourrez que de rire…

Marco Jéru