À mains nues et sur tous les fronts
Du théâtre qui bouscule, qui remue, qui bouleverse, qui émeut et qui simplement en « met plein la gueule » ? Du théâtre en prise avec le réel qui fait réfléchir et interpelle sur les sujets essentiels que sont la vie, la survie, l’humanité, la tolérance, les massacres, le refus de l’autre ? Oui, cela existe encore, c’est vivifiant et cela remet tellement les pendules à l’heure.
Le Festival Sens Interdits fête sa 5e édition et revient investir l’agglomération lyonnaise avec des spectacles en provenance du monde entier. Ici c’est un théâtre vivant, citoyen, rentre-dedans, nécessairement salutaire qui vous attend. Du genre à vous laisser KO debout avec un sale goût dans la bouche. Du genre à réveiller les consciences et donner de l’espoir aussi. Parce qu’on peut faire front ensemble et rester debout…
« Théâtre de la vie », « théâtre d’urgence et de nécessité », tels sont les mots d’ordre de ce festival bouillonnant qui parle du monde et des hommes et femmes qui le peuplent. 21 spectacles de 17 pays, 48 représentations, 2 créations, mais encore des rencontres, des débats d’idées, des projections et des ateliers : voilà le programme alléchant de l’édition 2017 du Festival Sens Interdits. Sur le papier, tous les spectacles font envie, quels qu’en soient l’esthétique défendue, la forme proposée (théâtre documentaire, théâtre de rue, performances…) et le sujet abordé (la violence faite aux femmes, la vengeance, le pardon, le parcours d’un migrant…).
À commencer par la russe Tatiana Frolova du Théâtre KnAM qui revient à Lyon, pour la quatrième fois en cinq éditions, avec une nouvelle création « Je n’ai pas encore commencé à vivre ». Cette adepte du théâtre documentaire continue de raconter la complexité de la Russie d’aujourd’hui à partir de témoignages, d’images et de bouts de vie narrés par les habitants de Komsomolsk-sur-Amour où la compagnie est installée (et tente de survivre envers et contre tout) depuis des années. Frolova s’intéresse tout particulièrement à la génération de l’après URSS, celle née dans les années 90, et porte un regard sans concession sur son peuple. Son théâtre – sur titré en français – est du genre à vous happer du début à la fin. (Célestins, du 19 au 22 octobre)
Honneur aux femmes toujours avec Eric Massé qui met en scène « Mujer Vertical », une pièce franco-colombienne sur l’émancipation féminine où se mêlent témoignages (celui de quatre femmes colombiennes très engagées, chacune à sa manière), écrits littéraires féministes (Andrée Chédid, Simone de Beauvoir, Virginie Despentes) et extraits de discours. (Théâtre de la Renaissance, 20 et 21 octobre)
A découvrir, peut-être aussi, « Je n’ai pas honte de mon passé communiste » qui nous ramène en Serbie à l’époque de la grande Yougoslavie. Sûrement le souvenir gravé dans mon esprit du virulent « Maudit soit le traître à sa patrie » vu en 2013 est-il pour beaucoup dans ce choix. J’avais adoré cette pièce coup de poing qui nous propulsait dans cette ex-Yougoslavie, posait le cadre de cette guerre fratricide entre des peuples ennemis depuis toujours et fustigeait la posture du monde (hautaine et indifférente) face au génocide qui a eu lieu pendant cette vilaine guerre des Balkans. Ici les deux amis d’enfance, que sont Vladimir Aleksić et la metteuse en scène Sanja Mitrović, se rappellent avec nostalgie, humour mais aussi amertume, les idéaux de leur jeunesse et ce pays, le leur, qui n’est plus ; ils donnent aussi à réfléchir sur l’Europe d’aujourd’hui. (Théâtre de Vénissieux, 20 et 21 octobre)
Femme encore avec la conteuse libanaise Chrystèle Khodr déjà passée par la case Sens Interdits (2013) : elle s’intéresse avec « Titre provisoire » à l’histoire des migrations et à l’exil. Cette pièce prend tout son sens lorsqu’on découvre qu’elle est coécrite et mise en scène avec le syrien Waël Ali. A partir d’un objet retrouvé (une vieille cassette), les deux artistes s’attachent à raconter ce qui reste de ce passage vers l’exil. (Les Subsistances, 21 au 23 octobre)
Direction la Grèce avec « Clean City » pour parler immigration : la pièce raconte avec autodérision le parcours de cinq femmes de ménage (originaires d’Afrique du Sud, des Philippines, de Bulgarie, Moldavie et d’Albanie) qui ont tout quitté pour subvenir aux besoins de leurs familles. Une manière de questionner l’état de la Grèce et l’idéologie de la propreté et de la pureté dans un pays où le parti d’extrême droite Aube Dorée s’est donné comme objectif de « nettoyer la Grèce » de ses indésirables. Décapant, on se doute ! (Radiant-Bellevue, 24 et 25 octobre)
Un dernier pour la route, cette fois-ci c’est aux Ateliers Frappaz que cela joue. « Trafic » est la première œuvre aboutie d’un jeune collectif engagé et révolté (toutes esthétiques confondues), Plateforme, qui s’indigne du sort des personnes prostituées et s’interroge sur l’esclavage sexuel. À travers un dispositif mouvant où les corps racolent, s’allongent, témoignent et dansent ; la pièce, dans un acharnement de chairs, de sons et de vides, confronte le regard des prostitué(e)s, des clients et des spectateurs. Pour briser le silence. Pour combattre la fatalité. On pourrait ne pas en sortir indemne. (Les Ateliers Frappaz, 28 octobre)
Sens Interdits est un festival intransigeant et salvateur, plus que nécessaire par les temps qui courent. Ceci n’est bien sûr qu’une sélection obligatoirement subjective. Plongez-vous vite dans cette excellente programmation et ruez-vous dans les salles… presque les yeux fermés, parce que chaque pièce mérite votre venue.
Anne Huguet
Festival Sens Interdits
19 au 29 octobre
13 théâtres : Lyon & agglo