Les castagnettes de Carmen # 16
Mozart et Salieri de Nikolai Rimski-Korsakov à l’Opéra de Lyon du 31 octobre au 7 novembre 2017
Format court et distribution réduite mais belle densité en ce début novembre à l’Opéra de Lyon. Il n’était en effet pas besoin de plus d’une petite heure à Rimski-Korsakov pour mettre en musique le Mozart et Salieri rédigé une soixantaine d’années plus tôt par Pouchkine. Deux scènes, deux interprètes (plus un rôle muet), une partition nuancée, un livret reposant sur une mise en abyme — un opéra consacré à la rivalité entre deux compositeurs d’opéra — et l’œuvre est complète, qui invite à méditer sur les ressorts de la création.
La légende est connue : musicien laborieux et jaloux, Salieri aurait assassiné son rival Mozart, tant le génie de ce dernier faisait ressortir sa propre médiocrité. Pouchkine en a livré une expression poétique qui, plutôt que sur une antinomie radicale entre les deux musiciens (ce que fait en version cinématographique l’Amadeus de Milos Forman), met l’accent sur le doute sur sa propre valeur et l’ambiguïté de la reconnaissance.
Certes, Salieri et Mozart sont présentés comme deux incarnations opposées de l’artiste. C’est avec un sérieux tout scientifique que le premier aborde l’art musical, qu’il n’a fini par maîtriser que par « une persévérance acharnée et tenace ». Arrivé au soir de sa vie, ce tâcheron constate avec amertume qu’il a tout sacrifié à sa muse alors que, de son côté, Mozart paraît créer sans effort (il a noté dans la nuit « deux ou trois idées » qui se révèlent magistrales) tout en jouissant de l’existence (il fréquente les auberges, trouve le temps de jouer avec son fils, mène une vie heureuse avec sa femme) (1).
Ce sont deux rapports à l’existence et à la création — l’un austère et l’autre hédoniste — qui s’opposent ici, plus que deux statures musicales. Mozart considère Salieri comme son égal, un autre de ces « fils de l’harmonie » qui « ne servent que le beau » ; c’est Salieri qui tend lui-même à se rabaisser en se (dé)considérant comme un « fils de poussière » à l’aune d’un « chérubin » composant des « chants célestes ». La mise en scène de Jean Lacornerie suggère cette égalité lorsqu’elle revêt les deux personnages des mêmes costumes mais la métaphore du duel qui l’inspire tend à insister sur la rivalité en alourdissant le trait. Si elle entre en écho avec le destin tragique de Pouchkine, lui-même mort en duel, elle donne finalement la primauté à la vision aigrie et verticale de Salieri aux dépens de l’hédonisme mozartien indifférent aux hiérarchies.
Malgré la projection de quelques images à l’esthétique discutable, le décor (Bruno de Lavenère) et les lumières (David Debrinay) nimbent l’intrigue d’une atmosphère neigeuse où se déploie la direction maîtrisée de Pierre Bleuse et où s’épanouit l’égal talent des deux chanteurs, Pawel Kolodziej (Salieri) et Valentya Dytiuk (Mozart). Pour être bref, le plaisir musical n’en est pas moins véritable.
Carmen S.
1. L’œuvre oppose ainsi un Mozart jouisseur à un Salieri frustré. Ce sont pourtant ses frustrations sociales de « musicien bourgeois dans une société de cour » qui, selon le sociologue Norbert Elias, ont été responsables de la mort prématurée du compositeur de L’Enlèvement au sérail. Voir Norbert Elias, Mozart, sociologie d’un génie, Paris, Le Seuil, 1991.
© Stofleth