Réflexions sur une coupe du monde

Regarder ou ne pas regarder la coupe du monde de football organisée au Qatar ?

Poser une question est déjà y répondre.

 

6500 ouvriers morts pour construire huit stades, ça fait beaucoup. Vous ne trouvez pas ?

Quand vous regarderez un match, gardez à l’esprit que 812 personnes sont mortes pour construire ou rénover l’enceinte dans laquelle les pousseurs de ballons gambadent. Bière à la main, ayez une pensée pour les ouvriers d’Heineken licenciés ces derniers jours. Avec tout ça à l’esprit, profitez de vos chips pleines de sel et sans pommes de terre que vous avalez entre deux gorgées, aux conditions de vie du cochon devenu saucisson sur votre table, et au travailleur sans papiers qui a pétri votre pain et vient de croiser la police dans le métro, pendant que vous êtes bien installés dans votre canapé.

Vous commencez à vous sentir responsable, à avoir envie de hurler, ou de pleurer, ou de vomir ?

L’estimation de 6500 travailleurs décédés, avancée par une enquête du Guardian, est discutée, sinon contestée, dans les médias depuis une semaine.

Peut-être est-ce moins ? Ou plus ? 10000 décès sont estimés parmi les travailleurs asiatiques expatriés dans les pays du Golfe chaque année (1). Remettre en question ces estimations devient indécent. Il n’est pas question de compter des pommes sur un marché, mais le nombre de morts pour satisfaire les caprices d’une oligarchie qui ne sait pas quoi faire pour exister sur le plan diplomatique, des sponsors et des millions de téléspectateurs enivrés par des pousseurs de ballon.

Supposons que le chiffre de 6500 travailleurs décédés soient faux, et qu’il soit en réalité de 1797, 3209 ou 4828. Cela ne change rien à la souffrance des ouvriers exploités et morts pour construire les stades.

Le Qatar reconnaît 37 décès parmi les salariés mobilisés sur les stades de la coupe du monde, dont « trois sont directement liés à leur travail ». Il est statistiquement plus risqué de travailler sur un chantier en Île de France qu’au Qatar. Les esprits chafouins se seraient trompés ?

La police et les syndicats n’arrivent pas à un tel écart dans leurs estimations.

(1) Sébastien Castelier et Quentin Müller. Les Esclaves de l’homme-pétrole. Editions Marchialy

Des voix s’élèvent. Pourquoi boycotter le Qatar, et non la Russie en 2018, ou la Chine en 2008 ? Je ne me réveille pas cette année. Ne pas regarder le football ne m’est pas difficile, j’ai arrêté il y a une dizaine d’années. Depuis, je peux compter sur les doigts d’une main le nombre de matches de football auxquels j’ai assisté. J’avoue, j’ai regardé la finale de la coupe du monde, chez des amis. Pour ne pas rester seul, faire comme tout le monde, me socialiser. Je ne voulais pas en prendre pour mon grade. Ou passer pour un snob.

Quelle est cette forme de totalitarisme transformant en alien celui qui ne regarde pas la finale de coupe du monde de football quand son pays y participe ?

En 2018, à Lyon, la police a réprimé les manifestations de joie après la victoire de l’équipe de France en Russie. Les rues de Lyon empestaient le gaz lacrymogène. Des terrasses de bar ont été gazées par les forces de l’ordre. Les injonctions médiatiques et politiques à soutenir les performances des footballeurs s’évanouissent dans les vapeurs du gaz lacrymogène.

Un philosophe, journaliste de formation, consultant pour un média vivant sur la bête sportive,  arguait qu’il serait impossible de ne pas regarder la coupe du monde, parce – je résume – le football fait appel à l’enfant en nous.

Mais quel est cet enfant terrible en nous qui préfère regarder du football et faire fi de la souffrance des travailleurs expatriés au Qatar, de l’absurdité de climatiser des stades en plein désert ?

Vendredi 18 novembre, un journal consacrait sa une à la fin de la série « plus belle la vie », information considérée donc comme plus importante que (pêle-mêle) : l’inflation, la Cop 27, la guerre en Ukraine, la coupe du monde au Qatar etc.

« Il ne faut pas politiser le sport » a-t-on entendu dire cette semaine.

Cette ânerie est répétée depuis… la création du sport moderne, né avec la société industrielle.

Une maxime répétée dix mille fois ne devient pas une vérité pour autant.

« Il ne faut pas politiser le sport. » On en reparle fin décembre si l’équipe de France gagne la coupe du monde ? On en reparle en 2024, à l’occasion des jeux olympiques à Paris ?

L’équipe de France est en finale de la Coupe du Monde ? (Prenez) Garde-à-vous !

Le sport n’est pas politique. Coubertin l’aurait dit : « L’important est de participer » !

A la fin du 19ème siècle, Coubertin pourfendait aussi l’onanisme et voulait imposer une nouvelle conception du sport en France pour redonner du dynamisme à la jeunesse française dans l’optique d’une revanche contre l’Allemagne. Coubertin a également adoubé Hitler en 1936.

Voilà une drôle de conception d’un sport dit apolitique.

En 1936, deux jours après le coup d’État de Franco, devaient s’ouvrir des Olympiades Populaires, à Barcelone. Créées à l’initiative des anti-fascistes, ils devaient réunir 6000 athlètes de 22 pays, en réaction aux JO de Berlin. Ils n’ont pas eu lieu.

Dans un monde parallèle, une révolution aurait éclaté en Allemagne, le 29 juillet 1936. La guerre civile aurait duré plusieurs années et les Nazis auraient été chassés du pouvoir. Les jeux olympiques auraient vécu. Les Français se réjouiraient d’organiser en 2024 les 23èmeS Olympiades populaires.

Est-ce que le sportif le plus payé du monde en 2023 toucherait alors 90 millions d’euros ?

Ça fait beaucoup d’argent, 90 millions d’euros, pour jouer au ballon à longueur de journées.

Le plus beau talent du monde, dans quelque domaine que ce soit, vaut-il 90 millions d’euros à l’année ?

Cet argent accrédite la théorie du ruissellement (inversé). Les petits ruisseaux sortent des poches des supporters / spectateurs / consommateurs pour atterrir dans les poches des footballeurs, et de ceux qui les paient : propriétaires de clubs, État, fonds de pension, millionnaires plus ou moins excentriques et surtout mégalos).

Au 19ème siècle, les industriels anglais ont appuyé le développement du football chez les ouvriers le dimanche après-midi, pour les détourner des réunions syndicales.

Le sport est un des meilleurs amis du capitalisme – ou de la société médiatico-spectaculaire ou de la « démocrature » néo-libérale selon l’étiquette collée sur notre joli monde et son organisation démocratique et républicaine, respectueuses des droits humains et de l’environnement.

En 2022, le sport est toujours un moyen de divertissement (du latin divertere « détourner ») des masses.

Regarder du football ou demander une l’indexation des salaires sur l’inflation ?

Et si, plutôt que de regarder France – Australie mardi soir, on allait tous dans la rue, demander l’indexation des salaires sur l’inflation, l’imposition des plus grosses richesses mondiales, un contrôle démocratique des réseaux sociaux, le changement de nos modes de production, la mise en place d’un plan d’action global et concret pour la sauvegarde de notre environnement ?

Battiste Fanesi