Synthé, cassettes et antiracisme : mémoire musicale, musiques de l’exil.

Exposition sonore réalisée en partenariat avec le CMTRA, aux Archives de Lyon, du 5 avril au 14 aout 2014. Entrée libre

Il y a une semaine, telle un père Castor salarié par l’Education Nationale, je contai à mes chères têtes brunes mon adolescence de dinosaure, sans Facebook, sans téléphone portable. Je leur narrais comment nous étions contraints de nous fixer des rendez-vous parfois deux jours à l’avance ! Emportée par ma fougue, j’évoquais les cartes téléphoniques. Alors qu’ils m’imaginaient déjà broutant les grands arbres dans une verte vallée, je leur assénai le coup fatal : « J’avais un Walkman, un baladeur. Le mien était dernier cri : il y avait quatre touches : play, stop, fwd ET rwd ». « Ah ouais, j’connais, c’est le machin où c’qu’on mettait les cassettes dedans »

Ouais genre c’est ça. Et depuiplace-du-pont-production 1s, je pense aux cassettes. J’étais une fille à cassettes. Je fabriquais les jaquettes, j’y mettais un soin particulier. Je collais du scotch sur les petits carrés évidés des cassettes d’artistes qui ne me plaisaient plus pour les transformer en cassettes vierges. J’enregistrais, grâce à la touche REC de ma chaîne, mes chansons préférées directement depuis la radio. J’avais des compils uniques : 60 minutes, 90 minutes. J’ai enregistré l’intégrale de Brassens à partir des vinyles de mon grand-père. J’enregistrais depuis d’autres cassettes, entre copains, on se refilait les cassettes. J’ai même un pote qui enregistra la même chanson, sur les deux faces d’une cassette 90 minutes. Bref, c’était une frénésie. Le bruit que faisait la bande quand on cherchait pile le bon moment d’une chanson : « vvvvvizzzziiiit », s’endormir avec le walkman, faire tourner les petits engrenages avec un stylo quand l’appareil avait « bouffé la bande ».

J’en étais là de ma cassettostalgie quand mon cher et tendre me propose d’aller au vernissage d’une expo, aux Archives de Lyon. « Place du Pont production ». Réalisée par le CMTRA, grâce au travail de Péroline Barbet, cette exposition au graphisme coloré propose des reproduction de documents des années 50 aux années 90 et évoquent les chanteurs maghrébins des cafés de l’ex place du Pont, aujourd’hui Gabriel Péri. Barbès lyonnais, ce quartier a hébergé, accueilli, souvent dans des hôtels borgnes ou des foyers miteux les z’migrés maghrébins dont nous avions grand besoin pour notamment, piocher sous terre les tunnels du métro B.


Racisme institutionnel, racisme assassin.

place-du-pont-production 2Le pari réussi de cette expo est de briser quelques idées reçues. En premier lieu, celle du silence des ces hommes, ceux qu’on appelle aujourd’hui les chibani, les cheveux blancs. Pour qui voulait les entendre, ils ont parlé, ils ont chanté. Souvent à l’unisson des associations telle celle des « Jeunes arabes de Lyon », ils ont combattu le racisme ordinaire ou moins ordinaire dont ils étaient victimes. Le racisme institutionnel d’abord, comme en témoignent les documents mettant en garde les immigrés : « N’allez jamais seul au commissariat, prévenez un ami, un avocat ». Ou encore, cette lettre de Louis Pradel, daté de 1955 : « L’afflux croissant de Nord-Africains parmi la clientèle du lavoir bains-douches municipal, 215 rue Paul Bert, s’avère génératrice d’incidents ».

Les réponses en chanson sont cinglantes et, dans une poésie un peu brute, regardent les choses en face. Comme dans cette évocation criante de vérité du papa de Marine :
« Il y en a un
Qui bave sur nous
Comme le bouc qui salive
Et chevrote
Il devient tout rouge
Et hennit comme un cheval
Les policiers nous écrasent
Ils font des allers retours
Sur la Place
 »
Zaïdi el Batni, França y Afrança, 1986


Le combat côtoie tout de même un certain fatalisme :
« Combien de personnes ont-ils assassinées avant toi ?
Mon frère, où vas-tu ?
Il faut que tu saches qu’ils te détestent
S’ils nous trouvent, ils nous brûleront
Nous les Algériens.
Quel avantage as-tu avec ta nationalité française ,
Arabe fils d’une Arabe
 »
Zaïdi el Batni, Malik y a Malik

La « prime au retour », appelée aussi « Prends 10 000 balles et tire-toi ! », les expulsions après des années de travail ingrat sont aussi évoquées, dans des dessins parfois naïfs, mais qui montrent bien l’injustice vécue.

L’amour aussi.

Mariages, baptêmes, concert de soutien à la lutte antiracisme, ces jeunes hommes devenus chibani, que nous avons eu le plaisir d’écouter dans un mini-concert émouvant le soir du vernissage, étaient à la fête comme au front. Leurs pseudonymes, étendards de l’exil, sont majoritairement des gentilés de ville, principalement d’Algérie : Staïfi (de Sétif), Guelmi (de Guelma), el Maghnaoui (de Mahgnia, à la frontière marocaine).
Mais ils parlaient aussi d’amour, et de désir et les derniers panneaux de l’exposition lève le voile sur ce tabou. Le désir pour le Roumia, l’amour pour la femme restée au bled, épouse ou fiancée. Ou l’amour et le désir pour les deux. La douleur et la contradiction de l’exil symbolisée par l’arrachement des bras d’une femme aimée, parfois aussi vite abandonnée qu’épousée, et par le refuge trouvé sur le cœur de la Française. Une double vie souvent, marquée au fer de la culpabilité, quand ces hommes pensent aux « yeux mouillés de pluie » de ces jeunes femmes, le jour du départ.
Alors, en creux, de dessine l’image de ces épouses. Qui elles aussi, notamment dans les « Izlan », ces poèmes d’amour à distance chantés en Kabylie ont participé à l’écriture artistique et musicale de l’immigration. Elles redoutaient – redoutent ? – plus que tout la Taroumith, la française, celle «  qui porte des pantalons ». Elles prisonnières d’un mariage en pointillés, eux prisonniers d’une culpabilité, de leur impossible mais tenace fidélité au bled, à la mère, aux traditions. Car la Française est là, qui vous tend les bras, qui vous tente et vous aime.

L’exposition Place du Pont production, sous ses airs légers, révèlent la vraie douleur de l’immigration, de ses arrachements, de ses contradictions. De ce qu’il faut abandonner pour vivre ici en étant de là-bas.

Tout ceci, de la plainte déchirante pleurant le village natal à la chanson dansante évoquant les plaisirs coupables, tout ceci, donc était enregistré sur cassette. Cassettes vendues sur le trottoir, dont on imagine que comme les cassettes de mon adolescence, elles devaient faire les tours des chambres, des foyers et des hôtels. Le CD, mode de diffusion nécessitant un équipement plus sophistiqué, a un peu fait taire ces voix populaires, cette poésie exprimant la lutte et l’amour, qui permettaient, peut-être, de « nous » voir en « eux » comme dans un miroir.

Emma Ravot


À noter, autour de l’expo :
- L’édition d’un coffret de 3 CD : « Maghreb Lyon », édité par le CMTRA et Frémeaux et Associés ;
- Concerts et Rendez-vous : Vendredi 30 mai, « African Tapes », Jeudi 5 juin « Café staifi / Café Chaoui »