Lucides et indigestes lorsqu’il s’agit de crever la gueule ouverte, de plus en plus de citoyens grecs organisent aujourd’hui des modes d’échanges, de services et de productions alternatifs, afin de résister à ce jeu de massacre réinventé par le capitalisme outrancier.
« Ne vivons plus comme des esclaves » est le titre d’un film documentaire qui témoigne de la résistance obstinée d’une partie de la société civile grecque, face à la dévastation du pays selon un mode opératoire pourtant bien connu : asphyxie économique et résurgence des mouvements fascistes.
Ne vivons plus comme des Esclaves est originellement une réplique tirée de la pièce de Jean Genet, Les Bonnes : « Il doit y avoir un moyen d’échapper à cette existence. Tu comprends ? Il faut trouver quelque chose. Ne vivons plus comme des esclaves… ».
Une réplique qui aura depuis quelques années, trouvé un écho retentissant dans le cœur d’une multitude de citoyens grecs, alors que leur gouvernement placé au banc des mauvais élèves par le Fond Monétaire Européen, se retrouve contraint de mener une politique d’austérité sans précédent. On parle alors de chômage de masse, de pertes de pouvoir d’achat de l’ordre de 40% (salaires et retraites allégrement amputés) et de No Future pour la jeunesse, bientôt contrainte à l’exil. Quasiment tout est à vendre ou en faillite, quand des pans entiers de la population se retrouvent tout simplement sans couverture sociale, voire à la rue. D’origine grecque du coté maternel, j’avoue avoir eu la larme à l’œil en lisant il y a deux ans dans Courrier International un article relatant qu’il n’était désormais pas rare, que des enfants de 5-6 ans soient abandonnés devant leur école avec un simple mot dans leur cartable : « désolé, mais je n’ai plus de quoi l’élever. Alors je ne viendrai pas le chercher ce soir ». À Athènes en 2011.
Pour y être aller souvent depuis vingt ans, j’avais pourtant le sentiment que la Grèce était certes une contrée pas très riche comparé aux états de l’Europe de l’ouest et du nord, mais un pays où régnait une vraie douceur de vivre couplée à une hospitalité non feinte ! Et où la misère était plutôt absente ; il n’y avait par exemple que très peu de « sans domicile fixe » dans les grandes villes. Et puis il y a eu les Jeux Olympiques de 2004… À trop vouloir miser sur des nouvelles infrastructures flamboyantes (stades, autoroutes aéroports etc.), la Grèce s’est endetté au-delà de ce qu’elle pouvait supporter et imaginer. Ainsi fragilisée, la crise financière mondiale de 2008 lui a été fatale, sachant qu’une armada de joyeux drilles travaillant entre autres pour la banque Goldman Sachs, misaient déjà en amont sur l’effondrement du pays qui allait leur rapporter des sommes colossales. On pourrait croire que je suis un brin manichéen et partisan en disant cela et pourtant…
Reste que répercussions de cette crise et de la politique de rigueur qui a suivi, sont aujourd’hui dramatiques. Et si les Hellènes sont depuis des siècles passés maîtres dans l’art de la Tragédie qu’ils ont tout bonnement inventée à leur dépens, ils savent la dangerosité de résurgences fascistes d’un passé pas si lointain. S’abreuvant sans honte de la misère de masse engendrée par le remboursement des intérêts de la dette européenne, qui asphyxie l’état et la société par rétroaction. On sait pourtant que le FME avait prêté des milliards d’euros aux banques en 2008 et 2009 à taux préférentiel pour leur éviter la faillite, et que ces mêmes banques spéculent aujourd’hui sur la dette grecque jusqu’à ce que mort s’en suive.
Give ‘em enough Popes…
Lucides et indigestes lorsqu’il s’agit de crever la gueule ouverte, de plus en plus de grecs organisent ainsi aujourd’hui des modes d’échanges, de services et de productions alternatifs afin de résister à ce jeu de massacre réinventé par le capitalisme outrancier ; exactement là, sous les étoiles filantes au-dessus du mont Olympe, où est née la civilisation européenne…
Réplique de théâtre français pour le moins engagé, Ne vivons plus comme des Esclaves est progressivement devenue une chanson grecque teintée de rouge et de noir, un air de buzuki mâtiné d’accordéon, un refrain repris en chœur dans le quartier anarchiste (mais pas que) d’Exarcheia à Athènes. Déclinée ensuite en graffitis, tracts et désormais en slogan lors de manifestations monstres sur la place Syntagma (devant le parlement), symbolisant parfaitement la résistance d’une société civile qui refuse la fuite en avant du système.
De cette histoire en marche, le réalisateur Yannis Youlountas en a fait un film documentaire de 89 minutes :
« Ce qui suit n’est pas du cinéma. Je n’ai fais que tourner la molette de mon appareil photo en mode vidéo. Par contre, ce qui suit est notre vérité, dans nos cœurs, dans nos tripes, dans nos têtes. Dans les ruines d’un mauvais rêve et le berceau d’un autre monde. Ce qui suit est une bouteille à la mer. Celle des sœurs et des frères d’Utopie. Ce qui suit est une bouteille enflammée, de celles qu’ils lancent vers les étoiles. Ce qui suit est une bouteille à déboucher ensemble (!) en refaisant le monde ».
Sans commentaires. Il suffira d’ouvrir un peu les yeux et les oreilles.
Nous sommes en décembre 2012 et c’est l’émeute dans les rues d’Athènes. Une ville et un pays que les grands médias européens ont décrit comme étant « au bord de l’implosion et de la guerre civile ». C’est sûrement en partie vrai, mais ce n’est pas le propos de Yannis Youlountas, qui va s’échiner à nous présenter en plans serrés, moult interviews d’individus, militants politiques ou pas, qui refusent la fatalité et qui agissent pour changer l’avenir.
À commencer par cette prof bénévole dans un dispensaire de soins pour déracinés sociaux : « Athènes ne ressemble plus à une ville d’Europe… Nous avons longtemps fermé les yeux parce que nous n’arrivions pas à y croire et aujourd’hui nous avons à l’école des élèves qui ont faim, des familles qui habitent dans des caves… »
Le constat est sans appel. En revanche, pas question des rester les bras ballants. Et qui plus est pour les activistes du Quartier d’Exarcheia, pépinière d’utopies et d’alternatives, et symbole de la résistance depuis la dictature des colonels.
« L’Europe a déjà vécu le fascisme, ce n’est pas quelque chose que nous découvrons… Nous savons donc ce qui va se passer si nous ne faisons pas attention ! »
On sait ainsi que le mouvement Aube Dorée a fait un carton plein aux dernières élections législatives, que son action a redoublé d’intensité et que certains de ses membres sont même récemment impliqués dans le meurtre d’un rappeur engagé. Mais pour les libertaires d’Exarcheia, le nœud du problème n’est pas là.
« La crise grecque est d’abord une crise de sens, puisque chacun perd ses repères et ses habitudes… il se découvre obligé de tout repenser à zéro, de chercher un nouveau sens à sa vie. De plus en plus de gens, pas forcément militants anarchistes ou même de gauche, s’intéressent à des modèles alternatifs de production, de partage des savoirs, de commerce etc. et surtout veulent s’investir ! Dans des organisations horizontales, des actions de solidarité, des expériences d’autogestion des entreprises, des centres sociaux, des coopératives agricoles… Mais ce type d’actions ne doit pas se limiter à ce quartier, à cette époque, à la Grèce, sous peine de mourir. C’est une façon de vivre autrement, de lutter contre les stéréotypes aliénants, et de résister à la crise quoi qu’il arrive. En replaçant l’humanisme et l’éthique au cœur de notre action, de notre vie de tous les jours. »
Ces femmes et ces hommes qui nous parlent ainsi en nous regardant droit dans les yeux, nous rappellent si besoin la valeur de l’engagement. Politique, au sens grec ancien du terme. Et en l’occurrence, il n’est pas seulement question de savoir manier les cocktails Molotov. S’engager dans des causes communes sur la base de la confiance mutuelle et de l’amitié, parce que c’est sûrement pour eux la seule façon de s’en sortir. Ils nous rappellent également que ce qui se passe en Grèce – qui se vend actuellement au plus offrant sans se soucier des problématiques humaines ou environnementales – est susceptible de se reproduire au Portugal, en Espagne ou en Irlande, en Italie et bien sûr en France…
« Au temps de l’esclavage, les chaînes se limitaient aux pieds de l’être humain ; aujourd’hui, le grand changement c’est que les chaînes ne sont plus aux pieds mais au cerveau ! À nous de redevenir maîtres de nous-mêmes, de reprendre nos vies en mains ».
Certes, l’utopie à l’instar de la démocratie directe, est également une invention grecque. Certes, elle renvoie à un mot un tantinet galvaudé de ce coté-ci de la Méditerranée. Certes, ce film est celui d’un militant. Mais que serions-nous sans utopies ? Et que serait ce monde sans les utopiques ? L’un d’entre eux vient justement d’être enterré devant un parterre de chefs d’états, qui l’auraient qualifié de terroriste avant la chute de l’apartheid…
Ainsi n’y a-t-il pas de conclusion à ce film, « parce que rien n’est fini et que tout commence, mais une invitation… ».
Ne vivons plus comme des esclaves : Dimanche 9 mars 2014 Lyon (69)
Projection-débat du film en présence du réalisateur
http://nevivonspluscommedesesclaves.net , et le film en version intégrale HD