CHACUN SON VAUDOU
Les prostituées nigérianes se voient curieusement attribuer un statut particulier dans le débat actuel sur la prostitution. Leur situation mériterait un surcroit de compassion car leurs proxénètes les obligeraient à se soumettre un rituel vaudou, le juju, devant un sorcier à qui elles jureraient de ne jamais rien révéler des conditions de leur départ pour la France. Oseraient-elles rompre le serment en dénonçant leur souteneur à la police que — croient-elles — toutes les calamités de la terre viendraient non seulement les accabler, elles mais également leurs proches.
L’insistance sur ces rituels et le recours au terme d’envoûtement (comme dans ces propos d’une députée PS ) permet de le suggérer sans avoir à le dire explicitement : ces pauvres africaines sont vraiment à plaindre, à ainsi se laisser exploiter au nom de superstitions primitives. Sont-elles arriérées et naïves ! Si, comme disait le mari de Carla, l’homme africain n’est pas encore entré dans l’histoire, que faudrait-il dire de la femme africaine ? Tant d’innocence et de crédulité laissent pantois et attestent, si l’en était besoin, qu’on a interrompu trop prématurément l’œuvre civilisatrice de la colonisation dont, on le sait, le rôle positif a été sous-estimé par excès de repentance. Bref, cette insistance sur l’envoûtement des prostituées nigérianes n’exprime rien d’autre qu’une bonne conscience raciste, sexiste et paternaliste.
Je ne connais guère le juju — si ce n’est comme titre d’un des meilleurs albums de Wayne Shorter . J’ai par contre repêché dans ma bibliothèque l’ouvrage de référence sur le vaudou, Le Vaudou haïtien de l’anthropologue Alfred Métraux . Le vaudou, en effet, n’est rien d’autre que la transposition dans la Caraïbe des croyances et des rituels originels des Africains qui y ont été réduits en esclavage. Il consiste principalement en des rites et sacrifices destinés à un dense panthéon d’esprits, les loas. Ceux-ci peuvent, à l’occasion de cérémonies spécifiques, « chevaucher » leurs adeptes qui abandonnent alors leur personnalité propre pour livrer la maîtrise de leur corps au loa. C’est en ce sens que le vaudou est un culte de possession : l’adepte entre en transe et agit selon la volonté du loa qui le possède.
Chaque loa est doté d’un nom et d’une personnalité propres, et présente des exigences spécifiques. Esprit féminin, Ezili se caractérise par exemple par sa coquetterie et sa séduction, et ses adeptes doivent répandre du parfum pour lui plaire. Récemment popularisé par Bernard Lavilliers, Baron Samedi hante pour sa part les cimetières et ressemble à un entrepreneur de pompes funèbres. Moyennant des offrandes et sacrifices conformes à leurs goûts, les loas peuvent venir en aide aux humains en favorisant leurs initiatives, en les protégeant devant l’adversité ou en les guérissant de leurs maladies — comme dans ce film de Jean Rouch tourné au Ghana dans les années 1950.
Les loas peuvent aussi punir ceux et celles qui commettent des fautes, comme le non respect d’un engagement ou d’un contrat — à l’instar des prostituées nigérianes, potentiellement tentées, une fois en France, de ne pas rembourser leur dette à leurs passeurs. Vu sous cet angle, le prêtre vaudou devant lequel est prêté serment joue un rôle comparable à celui d’un notaire, le droit civil en moins mais la magie en plus. Tout cela n’est guère rationnel mais le panthéon des loas n’est pas dénué d’une certaine poésie.
Ce qui est cocasse, c’est que c’est parmi les catholiques (spécialement ceux du Nid , mouvement d’Église qui œuvre pour un « monde sans prostitution ») que s’exprime avec le plus de ferveur la compassion pour ces pauvres Nigérianes asservies par leurs croyances primitives (par exemple ici ). Si on y songe, le christianisme n’a, côté superstition, guère de leçons à donner au vaudou, qu’il s’agisse de l’histoire de cette vierge qui accouche (devenant la seule femme dont l’hymen ait été forcé de l’intérieur) ou de celle de son fils qui, après avoir changé la Badoit en saint-émilion, multiplié les sardines ou encore marché sur la mer, ressuscite trois jours après son constat de décès (ce qui est le propre… des zombis !). Sans parler de la cohorte des saints, de leurs miracles et de leurs vertus spécifiques, de sainte Apolline qui guérit le mal de dents à saint Guy qui soigne l’épilepsie en passant par saint Bitochon qui redresse ce qui doit l’être. Un saint, finalement, ça ressemble d’assez près à un loa, en plus pâlot et en moins extraverti.
Le zombi évoqué plus haut ne disait-il pas, lors d’un sermon en altitude, qu’il y a quelque dérision à vouloir ôter la paille de l’œil de son voisin lorsque c’est une poutre qui encombre son propre regard ?