GÉGÉ, LES JAMBONS ET L’ASPERGE
En 2002, Gégé Collomb adoptait un arrêté municipal interdisant le racolage dans toute la partie nord de la Presqu’île (il était en effet temps d’agir : la prostitution est exercée dans ce périmètre depuis au moins le moyen-âge ). Sur conseil de la police municipale, les prostituées s’implantèrent alors « de l’autre côté des voûtes », et spécialement cours Charlemagne. En 2007, le préfet Géraud décidait d’expulser manu militari les dizaines de camionnettes qui gâchaient la perspective sur le trajet de la patinoire et du marché-gare. Une action applaudie par le maire de Lyon qui, agent zélé de la moralité publique, allait les années suivantes adopter de nouveaux arrêtés contre les prostituées qui s’étaient réfugiées à Gerland.
En 1998, Lyon était inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco , renforçant plus encore sa vocation touristique. En 2007, se concrétisait le projet de la Confluence, nouvelle frontière lyonnaise destinée à devenir centre économique, politique, culturel, etc.
Il est bien entendu inconvenant de rapprocher actions contre les prostituées et prestige urbain, comme si le rayonnement international de Lyon pouvait s’encombrer d’aussi basses considérations. D’ailleurs Gégé le clamait en 2007 avec une vertueuse indignation, tout drapé d’un humanisme où se repéraient toutefois quelques reflets bleu marine : « On était clairement sur des trafics d’êtres humains. Il fallait signifier aux réseaux que Lyon n’avait pas vocation à devenir la capitale européenne de la traite des blanches et des noires » ( Lyon capitale, 24 août 2007 ). Lyon, non. Par contre Saint-Fons, Vénissieux ou encore plus loin, en bord de quelque route nationale ou départementale, pourquoi pas… Du moment que reste désormais caché ce sein que Lyon ne saurait voir.
Sachons-le, donc, Lyon est une ville propre . Au sens figuré s’entend : les activités des réseaux criminels n’ont pas leur place dans nos rues. Plus de quartier chaud, la tiédeur doit régner dans l’espace tempéré de la capitale des (surtout pas de la) Gaules. Mais aussi au sens propre : les déchets, qu’ils soient matériels ou humains, ne sauraient effrayer la famille du cadre sup nippon, chinois ou US en goguette entre Rhône et Saône et dont le budget vacances pourrait être fâcheusement détourné des sites patrimoniaux transformés en hôtels de luxe, des attrape-touristes de Saint-Jean et des troncs de Fourvière. Vous n’imaginez pas l’embarras de la mère de famille à qui son enfant demande ce que fait au coin de la rue cette dame aussi légèrement vêtue que lourdement maquillée. C’est cet embarras qu’il faut éviter, pas celui que ressent la sans-papière condamnée à faire le tapin pour survivre lorsqu’elle se fait tabasser en bord de départementale par un client trop bourré pour bander. Pour la mairie de Lyon, il y a des embarras prioritaires, ceux qui affectent la chambre de commerce, et d’autres secondaires et qui, de toute façon ne sont même pas en situation régulière.
Exit donc les prostituées, mais aussi les Rroms, les refoulés du droit d’asile, les mendigots, les fêtards, bref tous ceux et celles qui font tache dans le paysage urbain. On le sait, le règne de Gégé se sera déroulé sous le double signe de la vidéosurveillance et de la vente du patrimoine public au privé.
Les touristes ne sont d’ailleurs pas seuls visés. Les résidents à fort pouvoir d’achat aussi, qu’il est important de capter par une offre immobilière pittoresque (ces vieilles bâtisses à couloirs sombres mais grandes fenêtres sont d’un chic, ma chère, et beaucoup plus vivables depuis qu’on a fait fermer le bar d’à côté) et par une offre culturelle, ou sportive, adaptée à leur standing. Car c’est sur le mode passif du spectacle que s’appréhendent ces choses ; il s’agit de consommer de l’événementiel (festival Lumière, Biennale d’art contemporain, fête des lumières, etc.) mais certainement pas de pratiquer — tout pour le grand stade, rien pour les footeux du dimanche, des stars du cinéma à apercevoir de loin tous les ans à Tony Garnier tandis que la cinéphilie quotidienne se meurt avec les CNP.
Et le queutard de base , dans tout ça ? Est-il désormais obligé de faire un long détour jusqu’aux aires de repos boisées (de ce bois dans lequel on taille… mais je m’égare) des routes iséroises ou bressanes pour se soulager du stress de la vie moderne et se prouver que, malgré la mauvaise saison de l’OL, il reste un vrai mec ? Pas nécessairement. Il peut toujours fréquenter les clubs échangistes ou bars à hôtesses lyonnais qui, eux, ont pignon sur rue mais ne risquent pas de PV pour racolage ni de se retrouver en centre de rétention. Ça coûte plus cher, ça prend plus de temps, des fois même il est obligé d’y aller avec sa compagne, mais au moins il accomplit un geste citoyen en faisant fructifier le commerce local et peut arguer, le pantalon bas mais le front haut, que c’est autant de perdu pour la mafia albanaise.
Sans doute le secteur lyonnais le plus emblématique de la politique de Gégé est-il le quartier Grôlée. Il y avait là autrefois quelques commerces de proximité, des bars, une vieille salle de cinéma ne projetant pas de blockbusters en VF et, le soir, quelques jambons gainés de résille attendant des asperges payant cash. Aujourd’hui Grôlée est un no man’s land sinistre où même les boutiques de luxe rechignent à s’implanter. Une gentrification qui aura trop bien marché, en quelque sorte, mais qui aura révélé sa finalité : une ville aseptisée, où la consommation reste le seul horizon, et où le sexe mercenaire n’est toléré, voire encouragé, que s’il sait se faire discret et se couler dans les formes commerciales légitimes.