texticules-de-pedro-5 1« I’m gonna kill that woman » est une chanson de John Lee Hooker (1917-2001). Comme c’est souvent le cas dans le blues, il s’agit de la complainte d’un type à qui sa copine en fait voir de toutes les couleurs. Dans le cas présent, c’est au point où le type en est réduit à demander pardon à Dieu s’il en vient à la tuer. La chanson figure sur plusieurs albums de John Lee Hooker et elle a notamment été reprise par Nick Cave and the Bad Seeds. Elle est écoutable ici ou sur Deezer et on peut l’acheter à la Fnac, sur Amazon ou, mieux encore, chez son disquaire de quartier.

« Sale pute » est une chanson d’Orelsan (1982-). Comme ça arrive parfois dans le rap, il s’agit de la complainte d’un type à qui sa copine en fait voir des vertes et des pas mûres. Dans le cas présent, c’est au point qu’il souhaite lui déboiter la mâchoire, lui casser une jambe et l’« avorter à l’opinel ». La chanson, initialement accessible sur internet, a suscité en 2011 une polémique dans laquelle se sont engouffrés des féministes, la secrétaire d’État à la Solidarité Valérie Létard (centriste) ainsi que, parmi d’autres, le FN et le PCF.. Après avoir été déprogrammé de plusieurs festivals, Orelsan a été condamné en mai dernier par le tribunal correctionnel de Paris à 1000€ d’amende avec sursis pour injure et provocation à la violence à l’égard des femmes.

Curieux destin pour deux chansons au propos identique : l’une est librement diffusée, l’autre est condamnée par la justice. On peut certes estimer (c’est mon cas, sans ambiguïté) que J.L. Hooker exprime les mêmes sentiments qu’Orelsan dans un style nettement plus élégant, dont l’économie de mots sert la force expressive, alors que le texte du rappeur n’est qu’une logorrhée obscène sans plus de relief que le scénar d’un film porno (pour s’en faire une idée, voir ici ). Mais c’est affaire de goût, matière éminemment subjective et mouvante, et il est douteux que la seule invocation divine suffise à légitimer un désir meurtrier — au moins dans une république se voulant laïque — ou que la vulgarité doive désormais relever du tribunal correctionnel. Surtout, et même s’ils s’expriment à la première personne, le propos de chacun des deux est clairement de l’ordre de la fiction : ils imaginent un type qui a envie de tuer sa copine — n’est pas Bertrand Cantat qui veut. On voit ça tous les jours dans les séries télé, on lit ça depuis des lustres dans la littérature. Ça donne souvent des daubes, parfois des chefs d’œuvre, mais là encore c’est affaire de goût.

texticules-de-pedro-5 2Alors, où est la différence ? Très certainement dans le public, ou plutôt dans la manière dont on se le représente. Le public du blues est, en France, un public majoritairement masculin, cultivé et plutôt aisé, relativement âgé et principalement blanc de peau. Le public du rap est lui aussi à dominante masculine mais plus jeune et surtout plus populaire (ce qui inclut les milieux populaires issus de l’immigration). Le premier est supposé à même de comprendre sans problème que « I’m gonna kill that woman » est une fiction née de l’imagination d’un bluesman. Le second est posé comme incapable de discerner la fiction de la réalité, au point de ne pouvoir recevoir « Sale pute » que comme un encouragement à tabasser sa copine : si Orelsan a été poursuivi et condamné, c’est parce que plaignants et justice ont estimé que la « provocation à la violence » était susceptible d’avoir des effets chez ses auditeurs. Bref, ce que révèle en fin de compte la polémique autour d’Orelsan est que pour les féministes, Valérie Létard, les politiciens de gauche comme de droite qui ont crié au scandale, les amateurs de rap sont des crétins, des abrutis, des demeurés qui ne peuvent prendre qu’au pied de la lettre les messages qu’ils reçoivent.

La comparaison du destin opposé de deux chansons développant un même propos — l’une dans un style désormais consacré par la culture dominante, l’autre dans un registre apprécié par les couches populaires — atteste combien le racisme est au principe de la cabale contre Orelsan. Racisme double, de classe et « ethnique », puisque le rap n’est pas seulement une musique appréciée dans les couches populaires mais spécialement celles issues de l’immigration. Que le féminisme et certains partis ou groupes progressistes s’y soient engouffrés prouve que hégémonie culturelle que le FN (parti gramscien s’il en est) ambitionnait est désormais acquise.

Le plus paradoxal est que s’il on se penche sur les parcours des deux chanteurs, on trouve des parcours croisés, l’un par rapport à l’autre mais aussi en regard de leurs publics respectifs. Quoique fils de pasteur, John Lee Hooker est à l’origine un véritable prolo, élevé par un ouvrier agricole et qui se destinait à travailler dans l’industrie automobile quand il est parvenu à trouver de premiers engagements dans les bordels de Detroit. Orelsan est le fils d’une institutrice et d’un directeur de collège, titulaire du bac et qui, étudiant, a eu les moyens d’effectuer un séjour d’une année dans une université de Floride.

Le blues est originellement une musique rudimentaire de descendants d’esclaves pauvres, en large partie analphabètes et dépourvus de toute culture musicale. Il a à ce titre été l’objet d’un racisme méprisant et est resté exclu de la culture dominante américaine pendant des décennies. Il n’a accédé à une forme de consécration que lorsque de jeunes musiciens issus de la bourgeoisie blanche (et accessoirement pionniers du rock) s’y sont intéressés au début des années 1960 et ont fait connaître et reconnaître ses principaux interprètes. Rien n’interdit de penser qu’un processus similaire attende le rap. Un des fils Sarko, paraît-il, a d’ores et déjà introduit le rap à Neuilly…

 

Pedro