Y’a plus moyen de se faire servir
La nouvelle adaptation que propose Benoît Jacquot du roman d’Octave Mirbeau, Journal d’une femme de chambre, n’est certes pas aussi troublante que celle de Luis Buñuel. Exit le vieux fétichiste fantasmant sur des bottines à boutons. Exit les conseils prodigués par le curé à la pieuse bourgeoise pour brider les infidélités de son époux, assortis d’une ferme injonction à, surtout, n’y prendre aucun plaisir. Exit aussi les attitudes pour le moins équivoques, quand elles ne sont pas ouvertement violentes, des adultes à l’égard des enfants. Et le visage aussi dur que parfaitement lisse que présente Léa Seydoux n’arrivera pas faire oublier l’inquiétante étrangeté de celui de Jeanne Moreau.
Mais le film a le mérite de replonger dans une époque où tous les foyers bourgeois disposaient de ce que l’on appelait un personnel de maison, majoritairement féminin. Des femmes de chambre, autrement appelées boniches, qui accouraient dès qu’on agitait la sonnette. Qui étaient là en permanence pour servir le café, épousseter les bibelots, briquer l’argenterie, apporter une aiguille, puis du fil, puis les ciseaux. Qui vivaient comme il se doit dans des chambres de bonnes, sous des combles dont on oubliait de réparer les fuites. Qui allaient chercher chez le boucher les steaks dont on nourrirait les chiens de la maison, quand elles devaient se contenter de patates. Dont on surveillait, en les comptant méticuleusement, qu’elles n’avalaient pas un pruneau en douce. Qui devaient, bien sûr, subir les assauts du maître de maison quand il était d’humeur à la gaudriole. Qui pouvaient aussi, quand elles avaient la taille fine et le minois joli, envisager une alternative professionnelle follement attrayante : faire pute dans un bordel.
Être domestique, l’étymologie le dit bien, ça suppose de vivre dans la maison de ses employeurs, aussi appelés maîtres. Ça suppose ainsi de partager leur intimité, notamment en lavant leur linge, en faisant leur lit et en vidant leur pot de chambre. Ça exige d’être perpétuellement à proximité pour se mettre immédiatement à disposition. Ça donne éventuellement le sentiment de faire partie de la maison mais au rang le plus bas, le plus méprisable, un peu comme un instrument ménager qui pourrait parler — mais seulement quand on le lui demande. Vivre la condition de domestique, c’est subir une emprise totale sur son temps, son corps et sa pensée, qui ne doit être occupée que par les tâches, à réaliser et à anticiper, du service.
Chose curieuse, c’est juste après 1968 que le nombre de femmes de chambre, resté stable depuis le début du XXe siècle, s’est effondré en France (1). Après la révolte de Mai, il est devenu pratiquement impossible de se faire servir. Cette forme particulière d’assujettissement qu’est la domesticité est entrée en crise, incapable désormais de trouver suffisamment de docilité forcée ou de servilité intéressée pour se reproduire. Les boniches ont donné leur congé tant au paternalisme autoritaire de leurs patronnes qu’aux élans lubriques des maîtres de maison.
On comprend un peu mieux pourquoi, de Finkielkraut à Zemmour et de Sarkozy à Royal, tout ce que la France compte de nostalgiques de la servilité en tablier blanc en appelle à « tourner la page » de Mai 68. Avant ces bien tristes événements, ma chère dame, on pouvait se faire servir, les larbins savaient rester à leur place et chacun tenait son rang, ah ça mais.
Sociologues subtils, les Frères Jacques le chantaient en leur temps : « Quand y’a plus d’bonnes, y’a plus d’bourgeois » — perspective fascinante !
Pedro
- Voir Dominique Memmi, « Mai 68 ou la crise de la domination rapprochée », in Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Bernard Pudal (dir.), Mai Juin 68, Paris, éditions de l’Atelier, 2008.
Illustration musicale :