La Juive, à l’Opéra de Lyon du 16 mars au 3 avril et Brundibar au Théâtre de la Croix Rousse du 29 mars au 3 avril
Avec La Juive de Jacques Fromental Halévy, c’est un modèle exemplaire du « grand opéra à la française » que propose cette fois l’Opéra de Lyon. Une partition pompeuse mais très bien servie par la direction énergique de Daniele Rustioni, ce qu’il faut de solos, duos et trios mémorables, quelques morceaux d’anthologie (« Rachel, quand du Seigneur… ») et cela donne un spectacle musical de qualité, d’autant plus remarquable que mis en valeur par le décor judicieux de Pierre-André Weitz et, surtout, la mise en scène sobre et élégante d’Olivier Py.
La Juive, c’est Rachel (Rachel Harnisch), la fille du joaillier Eléazar (Nicolai Schukoff) que la foule de Constance veut conduire au bûcher car il a osé travailler un jour de fête chrétienne. Il est sauvé in extremis par le cardinal Brogni (Roberto Scandiuzzi) qui l’a persécuté autrefois alors qu’il était magistrat, avant de perdre sa femme et sa fille dans un incendie et de se reconvertir dans la prélature. Rachel s’est laissée séduire par Samuel (Enea Scala), habile chanteur de sérénade qui est en réalité le prince Léopold. Celui-ci est non seulement chrétien mais également marié à la belle Eudoxie (Sabina Puértolas). Rachel découvre la trahison de Léopold et la dénonce publiquement. Cette fois, Rachel, Eléazar et Léopold ne pourront échapper au châtiment, sauf… Sauf si Rachel et Eléazar abjurent leur foi, ce à quoi tous deux se refusent. Sauf aussi si Rachel déclare, comme l’en supplie Eudoxie, que Léopold est innocent, ce qu’elle accepte de faire par amour pour le prince. Le père et la fille montent au supplice mais Eléazar savoure sa vengeance en révélant au dernier moment à Brogni que c’est lui qui a recueilli et élevé sa fille qu’il croyait morte : Rachel, qui vient d’expirer sur le bûcher.
La Juive a été créée en 1835, alors que l’émancipation des Juifs date d’une quarantaine d’années et que certains accèdent à des positions favorisées. Par son ambivalence, la pièce est significative d’un contexte où l’antisémitisme perd en légitimité tout en se transposant du religieux au social (qu’on pense aux personnages de Nucingen ou de Gobseck dans les romans de Balzac contemporains de l’opéra). D’où, dans le livret d’Eugène Scribe, la résurgence de stéréotypes éculés (Eléazar fait preuve d’avidité quand Eudoxie vient lui acheter un collier, son Dieu est jaloux et redoutable, etc.) mais aussi un appel à une coexistence mutuellement respectueuse des religions. Olivier Py a su valoriser cette invitation à la tolérance sans céder à la tentation de la surcharge. Si les pancartes « La France aux Français » ou « À mort les étrangers » que brandit une foule haineuse sont presque trop évidentes, une chute de vêtements et de chaussures rappelle plus subtilement les œuvres de Christian Boltanski évoquant la Shoah.
Thème central de l’œuvre, l’oppression fondée sur la religion cache un autre rapport de domination resté au second plan, sans doute parce que trop évident à l’époque pour être problématisé : celui entre hommes et femmes. Rachel meurt parce qu’elle reste fidèle à sa foi (plus exactement celle de son père adoptif) mais aussi par amour pour celui qui, pourtant, s’est révélé un salaud minable — Léopold, qui s’est fait passer pour juif pour la séduire et tromper Eudoxie, et qui s’en tire sans une égratignure ou presque. Preuve que des œuvres vieilles de près de deux siècles peuvent nourrir les pensées contemporaines de l’intersectionnalité.
Également dans le cadre de son festival « Pour l’Humanité », l’Opéra de Lyon propose Brundibar, de Hans Krasa (livret d’Adolf Hoffmeister), au Théâtre de la Croix Rousse du 29 mars au 3 avril. Un véritable opéra pour les enfants mais aussi par des enfants, dont l’intérêt dépasse largement la terrible dimension historique : écrit en 1938, il a été monté en 1943 dans le camp de concentration de Terezin. Sous la direction de Karine Locatelli, c’est aussi un message politique — au sens le plus large — que transmet joliment le conte de ces deux enfants qui, conseillés par un chat, un chien et un moineau, s’unissent avec d’autres enfants pour chasser le méchant musicien Brundibar (« bourdon » en tchèque) qui veut les empêcher de faire la manche à côté de lui pour gagner de quoi acheter le lait qui guérira leur mère malade. Dans cet appel à la mobilisation collective contre tout pouvoir autoritaire, il y a un enseignement réjouissant qu’enfants et parents gagneront à méditer
Carmen S.
Photos : © Stofleth (La Juive) et © Jean-Louis Fernandez (Brundibar)