Benjamin, Dernière nuit à l’Opéra de Lyon, du 15 au 26 mars 2016
« L’historien matérialiste (…) est tenu de brosser à contresens le poil trop brillant de l’histoire. »
Walter Benjamin
Cette dernière nuit, c’est celle du 25 septembre 1940, au cours de laquelle s’est suicidé le philosophe allemand Walter Benjamin. Contraint depuis plusieurs années à l’exil alors que sa carrière intellectuelle piétine, harcelé par l’antisémitisme d’État allemand et français, physiquement et moralement épuisé, Benjamin met fin à ses jours dans le village frontalier de Port Bou, alors que se ferme la possibilité de passer en Espagne et, de là, de rejoindre les États-Unis où se sont déjà réfugiés plusieurs autres intellectuels allemands.
Juste avant d’avaler ses comprimés de morphine, Benjamin convoque dans sa chambre d’hôtel plusieurs personnages dont la rencontre a marqué sa vie. Celle-ci s’est déroulée en entremêlant indissociablement engagement révolutionnaire marxiste et réflexion philosophique ou esthétique, tout en restant profondément marquée par son judaïsme originel. Viennent ainsi le visiter l’écrivain Arthur Koestler (l’auteur de Spartacus, qui vient de s’engager dans la légion étrangère), la femme de théâtre soviétique Asja Lacis dont il a été amoureux mais qui l’a éconduit, le philosophe Gershom Sholem qui lui reproche d’avoir tourné le dos au judaïsme, Berthold Brecht qui désapprouve à l’inverse son penchant pour la théologie, André Gide qui le traite de toute sa morgue d’auteur consacré et lui refuse son soutien, Theodor Adorno et Max Horkheimer accompagnés d’une bande de mandarins qui lui ferment les portes de l’université américaine où eux-mêmes ont trouvé refuge… Seule Hannah Arendt prend sa défense et annonce la postérité future de son œuvre, aujourd’hui internationalement reconnue et célébrée pour son originalité et sa clairvoyance.
Exprimer une sensibilité philosophique sous la forme d’un opéra est une tâche pour le moins délicate, et il faut de ce point de vue saluer l’ambition de Régis Debray. Son projet initial était de soutenir son livret par une musique de type cabaret, évoquant les collaborations de Brecht et Weil. Il a finalement choisi de confier la partition à Michel Tabachnik qui, s’il introduit une distance bienvenue avec la couleur musicale, trop attendue, des années 1930, a en revanche tendance à saturer le propos de l’œuvre et ne ménage guère de respirations. Saturation encore s’agissant de la mise en scène : l’action du plateau est doublée de projections vidéo envahissantes et répétitives, les rencontres entre Benjamin et ses visiteurs s’accompagnent de trop nombreux comparses qui s’agitent en tous sens, sans compter qu’il y a deux Benjamin, l’un comédien, l’autre chanteur (par ailleurs excellents). L’opéra ne dure qu’une heure trente mais elles sont particulièrement denses, tant musicalement que visuellement, et ne laissent guère au spectateur d’opportunité de méditation.
Le principal souci vient de la vision de Benjamin et de son œuvre que propose Régis Debray. On l’a dit, le concept philosophique peine à s’exprimer théâtralement et musicalement mais ici l’anecdote l’emporte trop souvent sur l’idée. Dommage par exemple que le rapport de Benjamin au marxisme ne soit abordé qu’au prisme de l’amour déçu avec une Asja Lacis caricaturée en dominatrice stalinienne. Dommage aussi que le rapport à l’École de Francfort soit réduit à un jeu de pouvoir académique alors que c’est une esthétique originale, misant sur les nouvelles capacités techniques de reproduction des œuvres, que Benjamin opposait à l’élitisme d’Adorno et Horkheimer.
Certes, lorsqu’il échoue à Port Bou, Benjamin est au bout du rouleau, épuisé par les années d’exil, la répétition des échecs de tous ordres, la fermeture des possibles et le pressentiment de la solution finale. Mais c’est précisément le choix de présenter un Benjamin désespéré parce que défait qui doit être contesté. L’œuvre de Benjamin — spécialement ses Thèses sur le concept d’histoire, écrites quelques mois seulement avant sa mort — est un appel à raviver la mémoire des vaincus, à actualiser les possibles non advenus dont ils étaient porteurs, à trouver dans leur défaite l’inspiration pour les combats et les victoires du futur — bref l’inverse du renoncement désespéré sur lequel Debray a choisi de centrer son propos. Cette conception, inspirée par un messianisme juif laïcisé, avait trouvé un de ses passeurs chez Daniel Bensaïd qui la résumait ainsi : « Le passé n’est jamais révolu. On n’en est jamais quitte avec lui. Il recèle un peuple de potentialités captives ou endormies, qu’un baiser du présent peut seul réveiller et délivrer » (1). On peut regretter que Benjamin, dernière nuit n’ait pas su transmettre ce souffle d’optimisme révolutionnaire à un moment où nous en avons tant besoin.
« Chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer à cette rude tâche : libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui. (…) Seul un historien, pénétré qu’un ennemi victorieux ne va même pas s’arrêter devant les morts — seul cet historien-là saura attirer au cœur même des événements révolus l’étincelle d’un espoir. »
Walter Benjamin, VIe thèse sur le concept d’histoire (1940)
Carmen S.
- Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010 (1990). Significativement, les analyses de nature plus « politique » de l’œuvre de Benjamin par Daniel Bensaïd ou Michael Lowy sont absentes de la bibliographie du livret édité par l’Opéra de Lyon.
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