Les castagnettes de Carmen # 26
L’Enchanteresse de Piotr Illitch Tchaïkovski à l’Opéra de Lyon 15 au 31 mars
Il aura donc fallu plus d’un siècle avant d’assister à la création française de cet opéra de Tchaïkovski. L’Enchanteresse n’est pourtant pas une œuvre de jeunesse ou un divertissement mineur ; écrite pendant la maturité du compositeur, elle est à bien des égards imposante de par sa durée (quatre actes pour près de trois heures et demie de musique), le nombre des personnages (une quinzaine de chanteurs) et la complexité de l’intrigue.
Adapté par Hippolyte Chpajinski de sa propre pièce de théâtre à succès, le livret met en scène Kouma (Elena Guseva), jeune et jolie veuve qui tient une auberge des environs de Nijni Novgorod. L’ambiance y est fort joyeuse et tant les habitants que les bateliers de la Volga aiment à y boire, danser, batifoler, débattre et s’ébattre. Un tel lieu de plaisir ne peut que susciter l’hostilité de l’austère clerc Mamyrov (Piotr Micinski) qui incite le prince Nikita (Evez Abdulla) à le détruire. La machination échoue car le prince tombe immédiatement amoureux de Kouma. Celle-ci repousse ses avances car c’est pour son fils, le jeune prince Youri (Migran Agadzhanyan), qu’elle-même éprouve un coup de foudre (réciproque). Pendant ce temps, ivre de jalousie, la princesse Eupraxie (Ksenia Vyaznikova) ourdit la perte de Kouma, sans prévoir qu’elle entraînera aussi celle de son fils…
La partition ne lésine pas sur les effets dramatiques — que le chef Daniele Rustioni sait habilement faire ressortir sans en rajouter — et les duos successifs permettent aux principaux interprètes de démontrer l’étendue de leur talent. Si tous sont excellents, on doit particulièrement saluer la performance d’Elena Guseva en Kouma, qui sait se faire tour à tour séductrice, débridée, ensorcelante, déterminée mais aussi vulnérable et démunie face à la violence d’un ordre social machiste.
C’est une des grandes qualités de la mise en scène d’Andriy Zholdak que de faire ressortir toute l’oppression à laquelle s’expose une jeune femme entendant vivre librement et aimer qui elle l’entend. En faisant de Mamyrov un curé libidineux (qui traite Kouma de diabolique pécheresse mais fréquente les sites de rencontre, et se prend une bonne cuite dans l’auberge qu’il assimilait à Sodome), elle stigmatise l’hypocrisie d’un puritanisme qui n’exige le strict respect des bonnes mœurs que pour mieux asservir le corps et la volonté des femmes. Les allusions répétées à des violences sexuelles frappant femmes et enfants (devant lesquelles Mamyrov affiche une complaisance qui n’est pas sans écho dans l’actuel contexte lyonnais) peuvent heurter par leur crudité mais l’extrême violence du duo qui ouvre le 3e acte, au cours duquel le Prince commet une véritable agression sexuelle sur Kouma, prend aujourd’hui une intensité dramatique qu’elle n’avait sans doute pas au moment de la création.
Difficile de savoir si, au moment d’écrire L’Enchanteresse, Tchaïkovski et Chpajinski avaient conscience de créer un brûlot féministe mais on ne peut qu’applaudir à cette production qui a su, par l’intelligence de sa mise en scène et la qualité de son interprétation, en révéler toute la charge critique et émancipatrice.
Carmen S.
© Stofleth