L’Eglise à côté du bordel
« Comm(e)une Ville » : Exposition du collectif de photographie documentaire Item aux Archives municipales de Lyon
Renzo Piano, l’architecte de Beaubourg, disait qu’une ville « c’est l’endroit où l’église est à côté du bordel », c’est l’espace de la promiscuité des fonctions, y compris lorsqu’elles paraissent antagonistes. Cette vision de la ville comme un ensemble de fonctions traîne en occident depuis au moins 2 500 ans : chez Platon, la ville racine, matérielle, véritable (au sens de non-voulue, alèthiné polis) commence par un cordonnier, un chaudronnier, un marchand de fruits et quelques autres métiers.
C’est une approche analytique, utile aux planificateurs, aux architectes, aux urbaniste : une ville faite de logements, de rues, de commerces, de parcs, d’écoles, de tuyaux qui amènent et évacuent l’eau, de câbles qui transportent l’électricité et internet, de camions qui fournissent les commerces et évacuent les déchets…
Mais ce n’est pas l’expérience sensible des habitants, qui circulent dans un ensemble. La ville est un artefact continu [1], tout ce qui nous est appréhensible est fait d’une main humaine. La ville est un continuum usiné. Les espaces naturels sont eux-mêmes le produit d’un projet urbain. Qu’on ouvre la porte d’une fonction, on se retrouve dans une autre. Tous les espaces sont assignés. Les usages sont prévus, au point que les utilisations imprévues de l’espace sont qualifiées de « mésusages » par les autorités dépositaires du contrôle de conformité de l’affectation des espaces et des formes bâties.
Avec la circulation des techniques et des idées, avec l’harmonisation des imaginaires urbains, les villes tendent à se ressembler, à se hérisser de gratte-ciel, à s’étirer en terrasse de bistrots, à reproduire les rues commerçantes parcourues de franchises mondialisées du vêtement et de la restauration rapide. De New-York à Jakarta, de Lyon à Lagos, l’urbanité nous est de plus en plus commune. Les mêmes produits ahurissants du progrès qu’incarnent les embouteillages, aussi bien que les sans-abri qui dorment sur les bancs des arrêts de bus, quand les logements sont de plus en plus réservés aux plateformes du tourisme urbain.
Et pourtant, à l’intérieur de chaque ville, les singularités s’affirment. A côté de ce qui est, il y a tout ce qui circule. Des noctambules croisent des manifestants, chaque terrasse de bistrot est occupée à sa manière, chaque espace porte les fantômes de son passé spécifique, les escalators de Perrache, la démolition du quartier Grôlée, les écuries de la Part-Dieu, le petit monde des bijoutiers et des polisseurs de la presqu’île. La vie résistes sans cesse à la rationalisation standardisée. On peut voir une jeune fille à cheval au pied de la résidence et des plantes adventices percent partout le béton.
C’est tout cela, que les membres du collectif de photo documentaire Item racontent dans cette exposition Comm(e)une Ville, superbement mise en scène par les Archives Municipales de Lyon, jusqu’au 16 février. Non, ce n’est pas ce que les photographes proposent : c’est ce que je comprends qu’ils proposent. Cette exposition a la délicatesse d’être évocatrice, simple d’accès, mais elle invite à penser. Symboliquement et physiquement, c’est un puzzle à assembler de manière subjective, unique. Elle offre un moment rare de calme et de pensée ; quelque chose de poétique et de confusément politique, qui laisse chacun tirer ses conclusion.
Dans mon œil et dans mon esprit, les continuités et les ruptures, les singularités sensibles et les communs consternants. Les mèmes architecturaux qui bégaient aux quatre coins du monde. Les télescopages incongrus entre la richesse insouciante et l’extrême pauvreté. La sève de la jeunesse, qui éclabousse universellement les murs des villes, à travers mille manières d’habiter la nuit et de célébrer la vie.
Item nous invite à un voyage dans notre sensibilité propre et dans notre réalité commune, pour recomposer notre relation à la ville. Le philosophe Alexandre Monnin interroge le devenir des restes de la civilisation extractiviste ; qu’allons-nous réinvestir ? Qu’allons démanteler ? Pour penser ces enjeux, il estime qu’il faut un nouveau vocabulaire, pour changer de cadres de pensée. Mais les mots nouveaux sont piégés, parce qu’ils ne parlent à personne. La « déstauration » inventée par Alexandre Monnin, n’a sans doute pas plus de portance que le Sujet S1 de Jacques Lacan. Item nous offre peut-être le vocabulaire visuel, qui nous ouvre à un cadre de pensée contemporain, immédiatement, ensemble. Ce serait dommage de se priver.
Il y a décidément autant de différence entre la photographie documentaire et mes photos de vacances, qu’entre un chef d’œuvre de littérature et une notice d’aspirateur.
Marc Uhry
[1] Le terme est prêté à Michel Lussault, gigantesque géographe actuellement lyonnais.
Comm(e)une Ville : exposition du collectif Item aux Archives Municipales de Lyon jusqu’au 16 février 2024
1 pl. des Archives, Lyon 2ème. Gratuit et ouvert à tous. Horaires : lundi : 13-17h / mardi – vendredi : 9-12h | 13-17h